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en lui-même une confiance excessive sera châtié de son orgueil par les dieux. Le châtiment d’Ajax c’est la folie, au milieu de laquelle il commet les actes les plus indignes de lui. Quand il sort de son délire, il ne peut supporter l’idée de sa dégradation. Sa mort expie la faute de sa vie ; les honneurs de la sépulture sont accordés à cette victime de la divinité jalouse que les anciens appelaient Némésis.

L’intérêt du Philoctète est tout moral, et résulte du conflit des trois caractères mis en scène : Philoctète, Ulysse, Néoptolème. Philoctète, irrité contre les Grecs, qui l’ont indignement abandonné dans une île déserte, refuse obstinément de se rendre à leur appel lorsqu’ils réclament son secours ; Ulysse, chargé de l’emmener dans le camp des Grecs, s’acquitte de cette mission avec une calme et prudente résolution, prêt à employer, suivant l’occurrence, la persuasion, la ruse ou la force ; Néoptolème, d’abord complice des projets d’Ulysse, ne peut aller jusqu’au bout dans cette voie de duplicité ; il se retourne brusquement du côté de Philoctète, et cette péripétie qui renoue le drame au moment où il semblait près de finir, rend nécessaire l’intervention divine, seule capable de mettre fin à cette lutte sans issue entre deux volontés également obstinées. Le Philoctète est une des pièces qui permettent le mieux d’apprécier l’art profond de Sophocle et son admirable connaissance de la nature humaine.

L’Œdipe à Colone est le complément de l’Œdipe roi, bien qu’il n’en soit pas la suite, car il serait absurde de s’imaginer que l’Œdipe roi, l’Œdipe à Colone et l’Antigone forment une trilogie. Les trois pièces ont été conçues indépendamment l’une de l’autre ; mais le lien moral entre l’Œdipe roi et l’Œdipe à Colone n’en est pas moins réel. Dans la première pièce le poëte nous avait montré tout ce qu’un bonheur apparent peut cacher de misère. Œdipe au comble de la prospérité portait en lui une effroyable malédiction, qui le rendait le fléau involontaire de sa ville natale ; il ne conjurait la colère des dieux qu’en s’infligeant à lui-même le plus terrible châtiment. Au contraire, Œdipe aveugle, mendiant, proscrit, au comble enfin du malheur, est devenu un objet sacré ; sa présence est une bénédiction pour le pays qui le reçoit, et la terre qui lui aura donné le dernier asile trouvera dans cet acte pieux une sûre sauvegarde. Toute la pièce est le développement de cette idée : la puissance du malheur. Œdipe s’est retiré dans le bois sacré des Euménides. Tout ce qu’il demande aux sévères déesses, c’est de faire qu’il puisse enfin sortir de la vie, si son expiation leur paraît suffisante. Cette grâce lui est accordée. Le grand criminel involontaire, celui que l’impénétrable volonté du sort a chargé des forfaits les plus terribles, le parricide, l’inceste, meurt en paix avec lui-même, en paix avec les dieux. Une fin mystérieuse mais solennelle et douce enveloppe l’auguste victime. Cette pièce est d’une grandeur religieuse incomparable. On ne saurait concevoir un plus digne couronnement de la glorieuse carrière du poëte.

Ces sept tragédies ne nous donnent probablement pas une idée complète du génie de Sophocle ; mais l’idée qu’elles nous en donnent suffit pour assigner à ce poëte une des premières places dans la poésie de tous les temps. Comme invention, il a au moins un rival dans Eschyle et un supérieur dans Shakespeare ; pour l’harmonieuse perfection de la composition, il n’a ni supérieur ni même d’égal. Il est vrai qu’il ne faut point lui demander, comme à Shakespeare, une représentation réelle et complète de la vie humaine ; il nous en donne seulement une idée, mais cette idée est si vraie, si élevée et si profonde à la fois, qu’elle embrasse tous les éléments essentiels de l’humanité. Tandis que chez Shakespeare les types généraux prennent des traits particuliers qui en font des caractères individuels, chez Sophocle les caractères particuliers s’élèvent à la hauteur du type général. Cette tendance à généraliser n’est pas sans doute le procédé qui convient le mieux à cette imitation de la vie qu’on appelle le drame, mais c’était le seul qui convînt au drame grec tel qu’il existait du temps de Sophocle.

Le drame grec fut une prolongation et un développement de la poésie lyrique ; il commença à s’en dégager par l’intervention d’un acteur ; puis il se constitua décidément par l’introduction d’un second acteur, qui permit le dialogue ; mais ce n’était pas avec deux acteurs, se livrant, sous trois ou quatre noms et autant de costumes différents, à des monologues et à des dialogues enveloppés et coupés par les chansons du chœur, qu’on pouvait donner une vraie représentation de la vie. Sophocle à ses débuts, Eschyle vers la fin de sa carrière introduisirent un troisième acteur ; enfin dans sa dernière pièce, l’Œdipe à Colone, Sophocle alla jusqu’à quatre. Avec trois acteurs jouant sept à huit personnages[1], il était possible de composer des groupes tragiques, et de dérouler toute une action dans une sorte de bas-relief ; bien qu’il ne fût pas possible de donner à cette action le vaste ensemble, les plans divers et la perspective reculée d’un tableau, Sophocle tira tout le parti possible de ce système dramatique assez étroit. Il augmenta le nombre des acteurs et restreignit d’autant le rôle du chœur, c’est-à-dire qu’il dégagea de plus en plus l’élément tragique de l’élément lyrique ; il ne s’astreignit plus à l’usage de la tétralogie, et par

  1. Suivant Ot. Müller voici quelle était la distribution des rôles entre les trois acteurs de l’Antigone. Le premier acteur (protagoniste) jouait : Antigone, Tiresias, Eurydice, le hérault ; le second acteur (deutéragoniste) jouait Ismène, le garde, Hémon, le messager ; le troisième acteur (tritagoniste) jouait Créon. Dans l’Œdipe roi le protagoniste jouait Œdipe ; le deutéragoniste : le prêtre, Jocaste, le serviteur, le hérault ; le tritagoniste, Créon, Tiresias, le messager.