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suite il put donner à chacune de ses pièces plus d’étendue. Mais ce sont là des changements techniques et pour ainsi dire matériels ; la véritable révolution opérée par Sophocle dans la tragédie est d’un autre ordre. Eschyle avait mis en scène de grands faits légendaires ou historiques ; il avait rendu dans un langage magnifique l’impression que ces faits produisent sur les hommes qui doivent les accomplir, et sur le chœur qui en est le spectateur ; en cela il avait été lyrique plutôt que dramatique. Pour Sophocle, au contraire, le fait n’a qu’une importance secondaire ; ce qui importe, c’est l’homme lui-même, agissant en vertu de résolutions intimes qui se fortifient, s’atténuent, se transforment par suite des émotions, des raisonnements de l’acteur, bien plus que par les nécessités de l’action. En un mot le drame fut transporté de la sphère de la fatalité dans celle de la liberté morale. Il est juste de dire que la fatalité ne règne pas absolument dans le drame d’Eschyle et que la liberté morale trouve assez vite ses limites dans le drame de Sophocle ; mais enfin il n’en est pas moins vrai qu’il y a entre les deux poëtes cette différence que l’un est plus frappé de l’action, du fait, et que l’autre s’attache plutôt au caractère. Ce progrès décisif contenait tout l’avenir de la poésie dramatique.

À un art en grande partie nouveau il fallait une forme nouvelle ; celle de Sophocle se distingue par l’harmonie ; les divers éléments dont se compose son drame : le chant et le dialogue, l’expression des sentiments familiers et l’expression des passions les plus violentes sont si habilement gradués qu’il n’y a ni chocs ni disparates, tandis qu’Eschyle passe brusquement de l’expression la plus pompeuse à la plus simple et qu’il mêle à ses dialogues de tels raffinements de pensée et de langage qu’il est souvent très-difficile de les comprendre. Les plus anciennes pièces de Sophocle, l’Antigone, les Trachiniennes, l’Électre, ont gardé quelque chose de la manière d’Eschyle ; mais l’Ajax, le Philoctète, les deux Œdipe sont écrits dans un style élégant sans recherche, très-riche, très-poétique dans les parties lyriques, précis, vigoureux dans le dialogue. Sophocle avait profité de l’exemple d’Euripide, qui venait de modifier si profondément, soit le fond des légendes héroïques, soit la forme du dialogue. Mais il y a chez Euripide une contradiction si radicale entre les sujets qu’il traite et la manière dont il les traite que ses pensées et ses sentiments, son éloquence et sa poésie sont très-souvent dépensés en pure perte ; l’effet partiel est puissant, l’effet total manque. Sophocle, beaucoup moins préoccupé de chercher des choses nouvelles, obtient à moins de frais un effet d’ensemble très-supérieur. Ses pièces sont parfaites : toutes les parties dont elles se composent sont coordonnées dans les plus justes proportions, et chacune revêt la forme la mieux appropriée. Ajoutez à cette perfection la grandeur, la lumière, la distinction, en un mot l’élégance dans la sublimité, et vous avez l’art de Sophocle, art véritablement athénien et qui n’a d’analogue que l’art de Phidias ; peut-être même est-il plus purement athénien. Sophocle passa toute sa vie à Athènes ; il ne porta point, comme Eschyle et Euripide, son génie à la cour de rois étrangers. Toutes ses pensées, toutes ses œuvres eurent pour objet la ville de Minerve. Eschyle et Euripide plus que lui furent des poëtes de la Grèce entière. Euripide surtout fut un véritable poëte panhellénique. Sophocle fut par excellence le poëte athénien. Il résuma sous une forme achevée le génie de sa ville bien aimée, et par cela même il est devenu une des expressions les plus parfaites et les plus splendides du génie humain.

La première édition de Sophocle est celle d’Alde l’ancien, Venise, 1502, in-8o. Parmi les éditions du seizième siècle, on distingue celle d’Henri Estienne, Paris, 1568, in-4o, et celle de G. Canterus, Anvers, 1579, in-12, toutes deux fondées sur le texte d’Adrien Turnèbe, Paris, 1553, in-8o, qui devait servir également de base aux éditions assez insignifiantes des deux siècles suivants, jusqu’à celle de Brunck, Strasbourg, 1786, 2 vol. in-4o. Le texte de Brunck, retour intelligent à l’édition aldine, a mérité de servir de modèle aux éditions suivantes : celles de Musgrave (Oxford, 1800, 2 vol. in-8o, réimpr. plusieurs fois) ; d’Erfurdt (Leipzig, 1802-1825, 7 vol. in-8o) ; de Bothe (Leipzig, 1806, 2 vol. in-8o) ; de G. Hermann (Leipzig, 1809-1825, 7 vol. in-8o ; Leipzig, 1823-1825, 7 vol. in-8o) ; de Schneider, avec un commentaire allemand (Weimar, 1823-1830, 10 vol. in-8o) ; de Elmsley (Oxford, 1826, 2 vol. in-8o) ; de Dindorf, dans les Poetæ scenici græci (Leipzig, 1830, in-8o ; réimprimée à Oxford, en 1832, avec un volume de notes, 1836) ; d’Ahrens, avec une traduction latine par L. Benlœw, dans la Bibliotheca script. græcorum de A.-F. Didot ; de Wunder (excellente surtout pour le commentaire, Gotha et Erfurt, 1831-1846, 2 vol. in-8o ; une réimpression de cette dernière édition se poursuit en 1864 à Leipzig). Il serait trop long d’énumérer les éditions des pièces séparées ; mais nous citerons l’Antigone, texte et traduction par M. Bœckh ; Berlin, 1843, in-8o. Parmi les traducteurs de Sophocle on cite en anglais Franklin, Potter et Dale ; en allemand, Solger, Jordan, Stolberg, Fritz, Schneidewin (Berlin, 1854-56, 6 vol. in-12) ; en français, Dacier (1693), Brumoy, Dupuy (1762), Rochefort (1788, 2 vol. in-8o), Artaud (1827, 3 vol. in-32, et plusieurs fois depuis), Pons (1836-41), et Fayart (1849), ces deux derniers en vers. Sophocle avait eu dans l’antiquité plusieurs commentateurs, parmi lesquels on mentionne Aristarque, Praxiphane, Didyme, Hérodien, Horapollon, Androtion et Aristophane de Byzance. Les scholies qui nous restent sur ses tragédies se trouvent dans les éditions de Musgrave, d’Erfurdt, de Dindorf ; elles sont utiles à consulter. On peut recourir aussi avec profit pour l’intelligence de la diction, quelquefois obs-