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CRITIQUE.

Le passé hait implacablement quiconque le dénonce et l’expulse au nom du progrès. Voltaire est un éclatant exemple de cette ténacité des colères, qui seule suffirait à le sacrer grand homme. Toutes les choses fausses qu’il a blessées à mort s’acharnent sur lui ; c’est un essai de revanche, furieux, mais inoffensif. Voltaire ne s’en porte pas plus mal. Du reste, tout s’adoucit, même les mœurs de la haine. Il y a deux mille ans Voltaire eût eu affaire à la ciguë ; aujourd’hui il ne serait condamné à boire que l’encre de Nonotte et Patouillet.

[1865.]

BEAUMARCHAIS.

Une des choses qui me charment et m’étonnent le plus dans Beaumarchais, c’est que son esprit ait conservé tant de grâce en étalant tant d’impudeur. J’avoue, quant à moi, qu’il m’agrée plutôt par la grâce que par l’impudeur, quoique cette impudeur, mêlée aux premières hardiesses d’une révolution commençante, ressemble parfois à l’effronterie magistrale et formidable du génie. Au point de vue historique, Beaumarchais est cynique comme Mirabeau ; au point de vue littéraire, il est cynique comme Aristophane.

Mais, je le répète, quoi qu’il y ait de puissance, et même de beauté, dans l’impudeur de Beaumarchais, je préfère sa grâce. En d’autres termes, j’admire Figaro, mais j’aime Suzanne.

Et d’abord Suzanne, quel nom spirituel ! quel nom bien trouvé ! quel nom bien choisi ! J’ai toujours su particulièrement gré à Beaumarchais de l’invention de ce nom. Et je me sers à dessein de ce mot, invention. On ne remarque pas assez que le poëte de génie seul sait superposer à ses créations des noms qui leur ressemblent et qui les expriment. Un nom doit être une figure. Le poëte qui ne sait pas cela ne sait rien.

Suzanne donc, Suzanne me plaît. Voyez, mon ami, comme ce nom se décompose bien. Il a trois aspects : Suzanne, Suzette, Suzon. Suzanne, c’est la belle au cou de cygne, aux bras nus, aux dents étincelantes, peut-être fille, peut-être femme, on ne sait pas au juste, un peu soubrette, un peu maîtresse, ravissante créature encore arrêtée au seuil de la vie, tantôt hardie, tantôt timide, qui fait rougir un comte et qu’un page fait rougir. Suzette, c’est la jolie espiègle qui va, qui vient, qui rêve, qui écoute, qui attend, qui hoche sa tête comme l’oiseau, qui ouvre sa pensée comme la fleur son calice, la fiancée à la guimpe blanche, l’ingénue pleine d’esprit, l’innocente pleine de curiosité. Suzon, c’est la bonne enfant, le franc regard, la franche