Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome II.djvu/590

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
570
POST-SCRIPTUM DE MA VIE.

Il y a tant de mystères autour de nous que l’homme qui pense sent le besoin de faire de grandes choses et d’avoir de grandes idées.

[1845-1850.]

À mesure que l’homme avance dans la vie, il arrive à une sorte de possession invétérée des idées et des objets, qui n’est autre chose qu’une profonde habitude de vivre. Il devient à lui-même sa propre tradition ; il s’attache étroitement par la mémoire à ce qu’il a vu, à ce qu’il a fait, à ce qu’il a senti, à ce qu’il a souffert, aux temps où il était enfant, aux temps où il était jeune, aux temps où il était homme, à ses jeux, à ses amours, à ses travaux ; il se tourne avec charme vers tout ce qui a composé son unité, vers les illusions, vers les affections, vers les passions, vers les joies, vers les douleurs surtout. Chaque jour qu’il a traversé est un chaînon, et pour lui, homme, vivre, c’est être toute la chaîne. Il sent qu’il y a en lui de l’indivisible. Être, c’est être la somme de tout ce qu’on a été, voilà ce qu’il comprend par-dessus tout. Prenez-le, et faites-lui une offre quelconque de vie nouvelle et de jeunesse, à la condition de ne plus connaître ce qu’il a connu et de ne plus aimer ce qu’il a aimé, il préférera mourir. Il est plus facile de renoncer à l’avenir qu’au passé.

De là, la puissance indomptable du moi.

L’homme ne comprend et n’accepte l’immortalité qu’à la condition de se souvenir.

Être, pour la créature intelligente, c’est comparer perpétuellement ce qu’on a été avec ce qu’on est.

[1856-1858.]

Si la vie n’est pas indéfinie, distincte et adhérente, emmaillée dans une sorte de chaîne sans fin qui traverse sans se rompre le phénomène mort, relie l’être à l’être, et crée l’unité dans le multiple ; si cette persistance du moi à travers les milieux inconnus de l’existence n’est pas, il n’y a point de solidarité, et le premier des principes démocratiques s’évanouit.

La brièveté du moi supprime tout lien, extérieur, supérieur, antérieur et ultérieur. Matérialisme, c’est, logiquement et fatalement, égoïsme.

[1868-1870.]