Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Après qu’il m’eût rendu la monnaie, Pélissard prit la sacoche, son parapluie, et nous sortîmes tout trois pour prendre le train.

À peine avions-nous fait quelques pas dans la rue, nous dirigeant vers la gare, que nous vîmes poindre à l’horizon de petits nuages d’épaisse fumée que rejetait la locomotive du train venant d’Abbeville. Comme nous étions loin de nous douter alors que deux des voyageurs qu’il contenait s’y fussent embarqués pour nous venir arrêter ! Aussi, comment supposer une pareille manœuvre alors que, depuis deux heures du matin, nous nous trouvions à Pont-Rémy sans qu’aucun indice ne nous eût permis le moindre soupçon ? Quelques minutes à peine, deux gendarmes n’étaient-ils pas passés devant l’auberge, après avoir parlé avec le garde-sémaphore, sans s’inquiéter de nous, presque indifférents ? Cependant le téléphone et le télégraphe étaient établis à la gare. Bizarre ! On dit que les malheurs pressentis ne manquent jamais d’arriver. Ce dicton peut être vrai, parfois. Mais je puis assurer n’avoir rien pressenti, et cependant le malheur est arrivé tout de même. Nous étions bien pourvus d’outils, d’argent, d’énergie, mais nous avions oublié de faire provision de flair. Le flair, tout est là. Sans flair les malheurs non pressentis arrivent tout comme les autres.

Ni mes compagnons, ni moi ne sûmes subodorer le danger. J’ignore quels étaient leurs rêves, leurs pensées à ce moment-là ; mais quant à moi ma pensée était bien loin des événements qui allaient surgir. En regardant s’élever le panache de fumée dont la locomotive se montrait prodigue dans son parcours, j’aperçus une nuée de corbeaux luttant à coups d’ailes contre le vent et la pluie fine qui recommençait à tomber. Certaines personnes ont l’esprit très digressif. Dans la conversation surtout, de digression en digression, la fin de leur discours finit par ne plus avoir de corrélation avec le commencement. Lorsque je rêvasse, ce cas m’arrive fréquemment. C’est ainsi que la vue des corbeaux me remémora un passage de l’un des romans de Balzac, que j’avais lu la veille dans le train, en quittant Paris, sur un vieux numéro de l’Aurore. « C’est-y vrai que ça mange les morts ? » demande Nanou à Grandet en parlant des corbeaux. « Que t’es bête, Nanou ! Répond Grandet. Ils mangent ce qu’ils trouvent comme tout le monde. Est-ce que les hommes ne vivent pas de morts ? Qu’est-ce donc que les successions ? » Et, tout en réfléchissant à la profonde réplique de l’avare, j’entrais dans la salle des pas perdus. Mes compagnons me précédaient.

— Prends-tu les biftons ? me demanda Pélissard.

— Oui, je m’en charge.

Au moment où je m’approchai du guichet, deux hommes entrèrent précipitamment.