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Page:Jean Chrysostome - Oeuvres complètes, trad Jeannin, Tome 10, 1866.djvu/304

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origine et belle : Voilà l’image de l’ivresse.
10. Quel homme sensé ne préférerait mille fois la mort à un seul jour ainsi passé ? Si le lendemain, au sortir d’une telle orgie, il semble être sage, il ne jouit pas encore des avantages de la tempérance, parce qu’il a devant les yeux le nuage soulevé par la tempête de l’ivresse. Accordons cependant qu’il est vraiment sain, quel profit en retire-t-il ? Sa sobriété ne sert qu’à lui mettre ses accusateurs sous les yeux. Dans sa honteuse situation il gagnait au moins de ne pas s’apercevoir qu’on se moquait de lui ; mais le lendemain, il n’a plus cette consolation, quand il s’aperçoit que ses domestiques murmurent, que sa femme est couverte de confusion, que ses amis le blâment, que ses ennemis le tournent en dérision. Quoi de plus misérable qu’une telle vie : être pendant le jour un objet de mépris, et retomber, le soir, dans les mêmes turpitudes ? Quoi encore ? Voulez-vous que – nous mettions en scène les avares ? C’est encore une autre ivresse, plus grave même que la première ; or si c’est une ivresse, c’est aussi une mort pire, puisque c’est une pire ivresse.
Il n’est pas en effet aussi terrible d’être ivre de vin, qu’ivre de cupidité ; car, là, la punition se borne à la souffrance, et tout se termine à l’insensibilité et à la ruine de celui qui s’enivre ; mais ici le mal passe à des milliers d’âmes et allume des guerres de tout genre. Comparons-les donc l’un à l’autre, et voyons-en quoi l’avare se rapproche de l’ivrogne, en quoi il le surpasse, et faisons aujourd’hui la part de chacun d’eux. Ne les mettons plus en comparaison avec ce bienheureux qui vit de l’Esprit, mais mettons-les en face l’un de l’autre et examinons-les. Mettons au milieu une table, ensanglantée de mille meurtres. Qu’ont-ils donc de commun et en quoi se ressemblent-ils ? Dans la nature même de leur maladie, l’apparence de l’ivresse diffère, puisque l’une est le produit du vin, et l’autre celui des richesses ; mais la maladie est la même : car tous les deux sont tourmentés d’un désir désordonné. Plus celui qui est ivre de vin avale dé coupes, plus il désire en boire ; plus celui – qui est avide de richesses en amasse, plus il attise le feu de la cupidité et augmente sa soif. En ce point ils se ressemblent ; mais, sous un autre rapport, l’avare va plus loin. Comment cela ? C’est que l’ivrogne souffre selon les lois de la nature : car le vin étant chaud et augmentant ainsi la sécheresse naturelle, procure la suif à ceux qui le boivent ; mais l’avare, pourquoi désire-t-il avoir plus ? Pourquoi, puisque plus il est riche, plus il est pauvre ? En vérité c’est un mal étrange, et qui tient de l’énigme. Mais voyons-les, s’il vous plaît, après l’ivresse ; ou plutôt, on ne peut jamais, voir l’avare après l’ivresse, puis qu’il est toujours ivre.
Prenons-les donc dans l’ivresse même, examinons lequel des deux est le plus ridicule, et faisons exactement leur portrait. Nous verrons l’homme ivre de vin déraisonner sur le soir, ouvrir les yeux et ne voir personne, aller çà et là sang but et au hasard, heurter les passants, vomir, se déchirer et se déshabiller honteusement ; et si sa femme est là, ou sa fille, ou sa servante, ou toute autre personne, on rira de lui à gorge déployée. Produisons maintenant l’avare. Ici, ce qui se passe n’est pas seulement visible, mais excite l’horreur, la plus vive indignation, et mérite mille fois la foudre ; voyons pourtant le côté ridicule. Aussi bien que l’autre, celui-ci méconnaît tout le monde, amis et ennemis ; il ouvre aussi les yeux et ne voit pas ; et comme le premier ne voit partout que du vin, lui ne voit partout que de l’argent. Ses vomissements sont bien plus pénibles. Ce n’est point de la nourriture qu’il rejette ; mais des paroles d’injure, d’outrage, de guerre, de mort, qui attirent sur sa tête la foudre du ciel ; comme le corps de l’ivrogne est livide et chancelant, ainsi est l’âme de l’avare. Bien plus, son corps même n’est point exempt de la maladie, il dépérit même davantage : car le souci, la colère, l’insomnie, le minent plus que le vin ne le ferait et le rongent en peu de temps. L’ivrogne peut du moins être sobre pendant la nuit ; mais l’avare est continuellement ivre, le jour et la nuit, qu’il veille ou qu’il dorme, subissant un châtiment plus grand que le prisonnier, que le malheureux condamné aux mines, ou tout autre plus misérable encore.
11. Est-ce donc là une vie, dites-moi ? N’est-ce pas plutôt la mort, et même quelque chose de plus pitoyable que quelle mort que ce soit ? Du moins la mort donne le repos au corps, le soustrait au ridicule, à l’indécence, au péché ; mais ces ivresses précipitent dans tous ces maux, bouchent les oreilles, crèvent les yeux, environnent l’esprit de ténèbres. Car l’avare ne peut entendre parler, ni parler lui-même