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Page:Jean Chrysostome - Oeuvres complètes, trad Jeannin, Tome 9, 1866.djvu/353

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qui ont vécu autrefois, Pythagore, Platon, les généraux, les consuls, les rois, les, fondateurs et les premiers habitants des villes, les barbares et les Grecs ? Et douze hommes, pêcheurs, fabricants de tentes, publicains, sont plus savants qu’eux tous ? Est-ce supportable ? Et pourtant on n’a pas dit cela, on n’y a pas même songé ; mais on a écouté et reconnu que ces prédicateurs étaient réellement plus sages que tout le monde ; ce qui a procuré à ceux-ci un triomphe universel.
Et pour bien comprendre la force de l’habitude, considérez qu’elle a souvent prévalu sur les commandements de Dieu même. Que dis-je, sur ses commandements ? même sur ses bienfaits. Les Juifs avaient la manne et regrettaient les oignons ; ils jouissaient de la liberté et redemandaient l’esclavage ; sans cesse, par l’effet de l’habitude, ils réclamaient l’Égypte tant c’est chose tyrannique que l’habitude ! Et si vous en voulez une preuve prise chez les païens, on dit que Platon, quoique convaincu que ce qu’on disait des dieux était faux, consentait cependant, par impuissance à combattre la coutume, à célébrer les jours de fêtes et les autres cérémonies du culte, et cela d’après l’enseignement positif de son maître. Et celui-ci, soupçonné d’avoir introduit quelque nouveauté sur ce point, fut si loin d’atteindre son but, qu’il perdit même la vie, bien qu’il se fût pleinement justifié. Et combien ne voyons-nous pas d’hommes retenus dans l’impiété par la force du préjugé, et qui n’ont rien de raisonnable à répondre quand on les accuse d’être païens, si ce n’est qu’ils se couvrent des noms de leurs pères, de leurs aïeux et de leurs bisaïeux ? Aussi quelques païens ont-ils appelé l’habitude une seconde nature. Et s’il s’agit de dogmes, l’habitude est encore plus forte, car il n’est rien dont on ne change plus facilement que de culte.
Et à l’habitude se joignait un nouvel obstacle, la honte, la nécessité de paraître désapprendre dans son extrême vieillesse, sur la parole des hommes les moins intelligents. Et quoi d’étonnant à ce qu’il en soit ainsi de l’âme, quand l’habitude a tant d’empire sur le corps lui-même ? Or, au temps des apôtres, outre la nécessité de changer une habitude si invétérée, il y avait un autre obstacle, plus grand encore, dans les dangers qui s’attachaient à ce changement. Car il ne s’agissait pas de passer simplement d’une habitude à une autre, mais d’une habitude pleine de sécurité à une habitude pleine de périls. En effet, le croyant devait s’attendre à être immédiatement dépouillé de ses biens, chassé, expatrié, réduit aux dernières extrémités, haï de tous, à être regardé comme l’ennemi commun des particuliers et du public. Ainsi l’entreprise eût été difficile quand même les apôtres auraient appelé de la nouveauté aux anciennes habitudes ; mais comme ils appelaient des anciennes habitudes à la nouveauté et à une nouveauté pleine de périls, jugez vous-même combien l’obstacle était grand. Autre empêchement non moins grand : à la difficulté de rompre les habitudes, aux dangers qui s’y rattachaient, ajoutez encore que les préceptes qu’on imposait étaient bien plus onéreux, et que ceux dont on détournait, étaient légers et faciles. Car on appelait de la fornication à la chasteté, de l’ivrognerie à la sobriété, du rire aux larmes et à la componction, de l’avarice au désintéressement, à la pauvreté, de l’amour de la vie à la mort, de la sécurité au péril : on exigeait en tout une extrême vigilance, puisqu’il est écrit : « Qu’il ne sorte de votre bouche ni turpitudes, ni folles paroles, ni bouffonneries ». (Eph. 5,4) Et on tenait ce langage à des hommes qui ne savaient pas autre chose que s’enivrer, s’adonner aux plaisirs de la table, qui ne comprenaient un jour de fête que sous la forme de passe-temps honteux, de rire et de comédie. En sorte que, ces préceptes n’étaient pas seulement onéreux parce qu’ils étaient le produit de la sagesse, mais encore parce qu’ils s’adressaient à des hommes nourris dans la licence, dans l’impudeur, dans les discours insensés, dans les ris et les jeux scéniques. Et qui donc, après avoir mené une telle vie, n’eût pas été frappé de stupeur, en entendant des paroles comme celles-ci : « Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n’est pas digne de moi » (Mt. 10,33) ; et encore : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive, et séparer l’homme de son père et la fille de sa mère ». Qui donc, en entendant dire : « Celui qui ne renonce pas à sa maison, à sa patrie, à ses richesses, n’est pas digne de moi » (Lc. 14,33), qui, dis-je, entendant cela, n’aurait pas hésité, n’aurait pas reculé ? Et cependant on n’a pas hésité, on n’a pas reculé devant ce langage ; mais on est accouru, on s’est élancé vers les difficultés, on a saisi avidement