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SCHEURER-KESTNER


qu’il y a de plus sage, lui écrit le commandant, c’est que je fasse pour ces 15.000 francs comme pour les autres ; car, là, c’est absolument sûr. »

Et, maintenant, par correspondance, en de volumineuses lettres qui arrivent chaque semaine et que Christian dévore, Esterhazy achève l’éducation du malheureux. Savamment, il tue en lui les croyances, toutes les illusions de son enfance. Il s’applique, d’abord, à l’inquiéter dans l’orgueil de son nom historique, car c’est la seule richesse que se connaisse Christian, et, dès qu’il la saura précaire, il sera à la merci de son bienfaiteur. Il lui révèle donc que ce nom a été pour l’excellent homme qui vient de mourir, comme pour lui-même, « la cause de bien des tristesses », et qu’il a fallu « durement combattre pour le défendre ». En effet, les Esterhazy d’Autriche sont leurs ennemis ; la branche française, entachée de bâtardise, ne figure pas dans l’Almanach de Gotha qui est entre les mains « de tous les gens du vrai monde[1] » ; et, pour le titre comtal qu’ils portent, ils n’y ont pas droit. Lui, il est un soldat ; il a forcé, par ses alliances, les portes de la société ; cependant, lui-même, il est écœuré « de cet infernal nom, il en crève de rage rentrée et d’humiliations avalées ». Mais Christian entre dans la vie avec un poids plus lourd encore sur les épaules, le souvenir des mauvaises affaires de son grand-père, souvenir qui a été|réveillé « par des négociants de Bordeaux ». Il n’y a qu’Esterhazy qui n’ait pas oublié cette vieille histoire ; les négociants implacables de Bordeaux, c’est lui qui les invente ; bien plus, selon l’un de ses procédés ordinaires, il fait adresser à la mère de Christian une lettre anonyme où ce triste passé est longuement

  1. Lettre du 20 novembre 1890.