Page:Jouffret - De Hugo à Mistral, 1902.djvu/73

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vaut encore mieux le lire à voix basse. Ces vers ne sont pas faits pour être « clamés ». C’est un murmure délicieux, mais non pas vague ou flottant, comme la poésie de Lamartine, car Sully-Prud’homme a résolu le difficile problème de dire avec précision, et quelquefois avec une rigueur mathématique, des choses subtiles et imprécises, des états d’âme souvent vaporeux et nuageux.

Une question se pose pourtant: cette précision de la forme n’est-elle pas un obstacle à l’expression adéquate du sentiment ? Le sentiment ne s’évapore-t-il pas quand on l’enferme dans ces urnes si artistement ciselées ? Si les âmes pouvaient communiquer ensemble et se fondre l’une dans l’autre, ce serait là la vraie poésie. Mais l’opacité des corps, l’abîme infranchissable qui sépare les âmes, nous forcent à recourir aux signes verbaux, aux rythmes et aux vers. Le poète lutte en vain pour exprimer complètement ce qu’il sent en lui-même.


Hélas ! à mes pensers le signe se dérobe.
Mon âme a plus d’élan que mon cri n’a d’essor.
Je sens que je suis riche, et ma sordide robe
          Cache aux yeux son trésor.


C’est la pensée qui termine le premier recueil, c’est aussi celle qui l’ouvre et lui sert de préface.


Quand je vous livre mon poème,
Mon cœur ne le reconnaît plus.
Le meilleur demeure en moi-même.
Mes vrais vers ne seront pas lus.


L’expression est donc un obstacle à la pureté du sentiment. Sa réceptivité, comme nous pourrions le dire en termes philosophiques, limite l’idée et par suite la fait déchoir. L’idée poétique, comme l’Idée divine, déchoit en se réalisant. La question que je posais tout à l’heure subsiste donc. Plus l’expression sera précise, plus le sentiment sera limité.