Page:Jouffret - De Hugo à Mistral, 1902.djvu/74

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La précision de la forme n’est-elle donc pas, dans l’expression du sentiment, une cause d’infériorité ? Et la versification lamartinienne, avec son vague et ses imperfections, n’est-elle pas plus propre à l’expression des états d’âme compliqués et subtils que la versification parnassienne. C’est une question que Sully-Prud’homme a dû se poser, avec cette netteté de conscience qu’il apporte dans toutes les questions d’art, et qu’il a résolue dans le sens que lui imposaient ses propres tendances, son éducation poétique et l’influence du milieu qu’il a traversé. Nous ne saurions nous plaindre de la solution qu’il a adoptée, puisque nous lui devons des chefs-d’œuvre authentiques, mais je ne suis pas sûr que la question ne comporte pas d’autre réponse.

II. Deuxième moment.

Le deuxième moment de l’évolution poétique de Sully-Prud’homme va de 1866 à 1878 — à peu près, bien entendu — il est marqué par la publication de deux recueils, les Épreuves et les Solitudes et les Vaines Tendresses, avec la Révolte des fleurs, les Destins et le Zénith,

Je vous avouerai tout de suite que de tous les ouvrages de Sully-Prud’homme, ce sont ces deux recueils que j’aime le plus, ceux que je relis le plus volontiers, et qui me paraissent le plus fortement marqués au sceau du talent, disons hardiment du génie de Sully-Prud’homme. Le ton du poète s’élève, sa voix s’affermit, à mesure qu’il exprime des vérités plus générales. Pourtant les deux recueils ne se ressemblent pas. Chacun d’eux a sa physionomie propre. Dans les Épreuves et les Solitudes, le poète ouvre les yeux sur le monde extérieur, il ne se contente pas de rêver, il songe aussi à l’action, je n’ose pas dire qu’il agit, et cette préoccupation le conduit à une sorte d’optimisme mélancolique, qui sera d’ailleurs de courte durée. Dans les Vaines Tendresses, il tourne de nouveau son regard sur lui-même, il analyse ses pensées et ses sentiments, mais en leur donnant une généralité, une profondeur philosophique