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A UNE MÈRE


anciens maîtres, avec une profonde douleur, quoique je puisse sans doute difficilement exprimer la grandeur de l’affliction de ceux qui étaient unis par des liens plus étroits avec ce jeune homme plein d’espérances. Vous me permettrez, madame, d’ajouter à ces quelques lignes, par lesquelles je voudrais pouvoir exprimer l’estime que j’avais pour ce jeune homme, mon ancien élève, quelques pensées qui se présentent à moi dans l’état actuel de mon esprit.

Tout homme se fait à lui-même le plan de sa destinée dans ce monde. Les talents qu’il veut acquérir, l’honneur et l’aisance qu’il se promet pour l’avenir, le bonheur durable qu’il espère trouver dans la vie conjugale, et une longue suite de plaisirs et d’entreprises, voilà les images de la lanterne magique que sa riche et vive imagination fait passer devant lui ; la mort, qui termine ce jeu d’ombres, ne se montre à lui que dans un obscur éloignement, et elle est éclipsée et rendue méconnaissable par la lumière qui se répand sur les endroits plus agréables. Pendant ce rêve, notre véritable destin nous conduit par un tout autre chemin. Le sort qui nous tombe réellement en partage ressemble rarement à celui que nous nous promettions ; à chaque pas que nous faisons, nous nous trouvons déçus dans notre attente. Cependant notre imagination n’en poursuit pas moins son œuvre, et ne se lasse pas de former de nouveaux projets, jusqu’à ce que la mort, qui semble toujours être éloignée, mette tout à coup fin à tout le jeu. Lorsque, de ce monde fantastique qu’il se crée à lui-même par son imagination et où il habite si volontiers, l’homme est ramené par son intelligence dans celui où la Providence l’a réellement placé, il est déconcerté par l’étonnante contradiction qu’il y rencontre et qui renverse complètement ses plans, en lui proposant une énigme indéchiffrable. Les mérites naissants d’une jeunesse pleine d’espérances se flétrissent souvent prématurément sous le poids de dures maladies, et une mort inopportune renverse tous les projets et toutes les espérances qu’on y avait fondés. L’homme qui a reçu en partage de l’habileté, du mérite, de la richesse n’est pas toujours celui auquel la Providence a accordé la plus large part des biens de la vie, et elle ne lui permet pas toujours de jouir du fruit de tous ces avantages. Les amitiés les plus tendres, les unions qui promettent le plus de bonheur, sont souvent brisées