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OPINIONS DE SAHCEY

tendait que sa pruderie hebdomadaire n’était que le masque de ses petites noces et bambochades de vieillard salace, mais tout rond. La vérité est qu’appartenant à la génération du second Empire, il n’aimait guère que le vaudeville et le drame à tiroirs, les Surprises du divorce, les âneries de Sardou et de Gandillot, ou les pièces, comme il disait, « bien ficelées, solidement cousues » de Dumas fils ou d’Augier. Je lui ai entendu exposer sa candide esthétique en long et en large, à un dîner chez Lockroy, 140, avenue Victor-Hugo, où il rencontrait Renan pour la première fois. À ce repas assistaient également l’ambassadeur de Chine, — dont j’ai oublié le nom, — magot presque muet, François Arago, fils de l’ambassadeur à Berne, barbe blonde d’une rare niaiserie, surnommé par nous « Fandango » ou « le plus bête de la Carrière », son père Emmanuel Arago, bonne pâte de démoc 48, plaisantin septuagénaire au nez énorme et violet, le politicien bossu et ergoteur Deluns-Montaud, Gustave Larroumet, directeur des Beaux-Arts et quelques autres.

On attendait beaucoup du frottement de Sarcey et de Renan, lequel approuvait, les yeux mi-clos à la pachyderme, en s’empiffrant d’énormes morceaux. Renan commença par assurer Sarcey de sa profonde et dévote admiration pour sa personne « si notoire, si excellemment notoire » et pour le théâtre en général. Quelque temps auparavant, il avait fait représenter, à la Comédie-Française, un à-propos en prose assez burlesque en l’honneur de Victor Hugo, un 1802, accompagné de coups de canon et d’un couronnement de statue, dont il était le seul à avoir gardé un radieux souvenir. Sarcey, les yeux luisants derrière une vaste paire de lunettes, l’en complimenta. Larroumet intervint, en souriant de toutes ses palettes dentaires, stimula l’un et l’autre des « cherrmaîtrres », si bien que, dès le rôti, la discussion était engagée à fond. Ce fut une scène comique, bien qu’un peu apprêtée, qu’interrompaient de temps en temps les hennissements et les piaffements enthousiastes de François Arago. Je ne sais comment la causerie effleura le Paradoxe sur le comédien de Diderot. Le papa Sarcey, chaste en paroles, traita Diderot de pornographe, ce qui lui valut un mouvement effrayé des mains couenneuses d’Ernest Renan, oralement indisponible à cause de sa bouche pleine, et une