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DEVANT LA DOULEUR

tirade indignée, proencyclopédique, de Deluns-Montaud. Ce dernier, tassé et courtaud, semblait avoir sa propre tête servie sur son assiette. Joute, passe d’armes, tournoi, éclats joviaux. Dans un silence. Fandango déclara : « Voilà certes un régal littéraire d’un très haut ragoût », puis affirma, en caressant sa barbe de fleuve allégorique, que seul un sien ami du nom de Gavarry, diplomate étonnant de verve et de culture, manquait à pareille fête : «Ah ! vraiment… Gavarry, monsieur Gavarry», fit Renan, ruisselant de condescendance et de sauce. Sur ce, Sarcey tourné vers le Céleste, et levant alternativement et en cadence ses deux index boudinés, en souvenir du Voyage en Chine : « Comment se fait-il que vous ne nous rrrégaliez pas d’un p’tit couplet d’vot’ façon, monsieur l’ambassadeur ? » L’homme jaune, avec un regard bridé, mais féroce, où perçait le regret de ne pouvoir faire instantanément trancher au ras cette grosse boule blanche insolente, s’excusa sur son ignorance de cet usage prétendu chinois. Le bonhomme Sarcey pouffa d’un rire épais, qui lui secouait le plastron par les tripes. J’ignore pourquoi il affectait de parler paysan, à la façon des villageois d’opéra-comique.

Après le dîner, on installa Renan dans le salon du bas, au milieu d’un confortable fauteuil, où il se transforma instantanément en idole de la Libre Pensée. Les parlementaires amis de Lockroy, les Barbe, les Freycinet, les Antonin Proust, les Allain-Targé venaient respectueusement rendre hommage à la digestion de l’éléphant du doute. Il secouait débonnairement, de droite à gauche, sa trogne malicieuse et couvrait de compliments effrayants le moindre abruti à portefeuille dont Lockroy, trembloteur et ricanier, lui mâchonnait le nom à l’oreille. On n’entendait que ceci : « Comme vous avez raison !… Combien cette réflexion est juste ! » À une remarque insignifiante et frileuse du petit seigneur ivoirin Freycinet, l’auteur de la Vie de Jésus, comme vaincu par un trait de génie, leva les bras en l’air puis les redéposa lentement sur ceux de son siège. Il se fichait avec délices de tout ce monde qu’il méprisait, mais où il trouvait, avec l’encens, le boire et le couvert.

Lui parti, Lockroy raconta qu’en Syrie, où il était son secrétaire, Renan, jeune encore, couchait avec sa femme dans un lit à sonnettes. Aussitôt que celles-ci tintaient, Mlle Henriette Renan,