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LE DÎNER DE LA « BANLIEUE »

jouant des épaules derrière Bauer, à la porte de la loge minuscule où Antoine se grimait à la galope, distribuait des observations à son personnel : « Espèce d’animal, tu ne pouvais pas éteindre le premier lointain… Toi, mon gosse, la prochaine fois que je te vois rigoler dans le dos de Mme Barni, je te fiche à la porte avec mon pied quelque part… » En ce temps, — je ne sais ce que leurs relations sont devenues depuis, — il était toujours flanqué d’Ajalbert, qui l’adorait et lui répétait : « Hein, mon vieux, en quoi puis-je te rendre service ?

— En ne te foutant pas tout le temps entre mes pattes. »

Ajalbert me prenait à part : « Tu sais, mon vieux, Antoine est un zigue. Nous soupons tous les soirs ensemble. Tu devrais venir. Il se fait servir un vrai déjeuner : des œufs, une côtelette et des pommes de terre, mais tout ça très chouette, et un petit vinasson à hauteur. Hein, qu’est-ce que tu en penses, vieux ? »

Manger chaud la nuit est en effet une condition indispensable de la sauvegarde de l’estomac. Antoine avait trouvé — Ajalbert disait « dégoté » — ça tout seul et nous en demeurions émerveillés. Ce n’était pas le pauvre Sardou, c’était plutôt lui le diable d’homme !

Quand les pièces étaient emboîtées ou maussadement accueillies, les Antoinistes s’agitaient, protestaient, hurlaient, menaçaient les Philistins, les épaisses brutes, bouchées à toutes les innovations artistiques. Antoine, par contre, demeurait fort calme, retirait sa barbe de paysan libidineux ou ses favoris de notaire véreux, ou son calot de soldat insoumis, avec une grande placidité. Souvent même il riait de bon cœur, étant de ceux que les mouvements du public n’impressionnent guère. Il recrutait ses figurants un peu partout, jusque dans les bals musettes du voisinage, ce qui fait qu’à la première de la Patrie en danger les coulisses de son théâtre étaient encombrées de mines patibulaires. L’inquiétude de ses visiteurs l’amusait. Il répétait : « Ce sont de bons bougres. Ne leur confiez pas votre porte-monnaie, voilà tout. »

Le dîner « de la Banlieue », — nous l’appelions plutôt « des types épatants » — fut moins durable, mais appartenait au même cycle artistique et littéraire que l’éclosion du Théâtre libre.