Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/295

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
283
MUSIQUE, MÉTAPHYSIQUE ET EMBRYOLOGIE

rieur : « C’est lamentable qu’un type sérieux en arrive là ! »

De Sivry, beau-frère de Verlaine, qui avait le physique et L’odeur d’une cerise à l’eau-de-vie, nous charmait et nous désespérait à la fois par des salades de Wagner, où tous les thèmes étaient mélangés. Il avait composé lui-même, sur des poésies du pauvre Lélian, des mélodies hagardes, lunaires et retorses, qui remplissaient les intermèdes de ses pots-pourris sur Trislan et Parsifal. Il s’en trouvait de délicieuses, telle celle qui débute ainsi :

Dans le grand parc, solitaire et glacé.
Deux spectres ont tout à l’heure passé…

Il passait de là aux notes de Au clair de la lune, groupées en leitmotiv, puis à un trait de la biographie wagnérienne qu’il tenait de Villiers de l’Isle-Adam. Ensuite il lisait l’avenir d’après les lignes de la main et noyait, dans une demi-douzaine de petits verres d’eau-de-vie de prune, l’angoisse qu’il procurait à ses consultants. C’est ainsi qu’il m’annonça qu’à l’âge de trente ans, je serais fusillé au cours d’une émeute : « Allez, me dit-il, allez vendre du café en Amérique. Vous me remercierez de mon conseil. » Vers une heure du matin, alors que les invités prenaient congé, le tout petit homme à la tête ronde et aux yeux globuleux se remettait à chanter d’une voix blanche, haletante, fantômale, le deuxième acte de Tristan, et il semblait que les fées du Rhin et de Caréol accouraient à son secours, guidaient ses doigts menus sur le clavier. Il s’interrompait de temps en temps pour chevroter : « Catulle Mendès est un bien mauvais homme. On ne connaît pas la perfidie de Catulle Mendès. » Ces paroles mystérieuses paraissaient mêlées à la transe musicale, à l’« Yseult, Tristan s’exile… suivras-tu ton destin ? »

Car, en ce temps-là, feu Alfred Ernst n’avait pas encore imposé, aux traductions prétendues françaises des opéras de Wagner, son extravagant patagon. Les germanisants en étaient quittes pour fredonner en aparté le texte allemand.

La célèbre représentation, dite « du marmiton », de Lohengrin, à l’Eden-Théâtre, rue Boudreau, donna lieu à un déclassement d’opinions singulier. C’est ainsi que mon père, bien que très patriote, combattant de 70, y vint à mon bras pour applau-