Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/531

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ministère Clemenceau, — Ferry est mon maître, il a fait ma carrière, mais j’ai du goût pour son tombeur Clemenceau. »

Il disait aussi : « Je suis l’enfant gâté du régime. »

Son désir d’entrer à l’Académie l’apparentait au personnage de l’Immortel. Il comptait ses voix dans les coins. Je n’ai connu que Jules Delafosse pour solliciter avec cet acharnement. Mais Delafosse ne posait pas au sagittaire, ni au Don Juan, comme Roujon. Il ne déchirait pas en arrière, comme Roujon, ceux qui avaient le tort de s’intéresser à sa candidature. C’était un pauvre gars normand à favoris, inoffensif, doctrinaire de néant, myope comme une taupe, riche et avare, qui racontait, d’une petite voix flûtée, en roulant les r, des histoires de couloirs parlementaires sans aucun intérêt. Il endormait ses auditeurs. Houssaye notamment, dont la barbe retombait bientôt, ployée sur sa poitrine, puis sur le pantalon, telle celle d’un héros grec pour cinéma. Après avoir chloroformé le fils du bel Arsène, Delafosse passait à Vandal debout, qui s’asseyait, ses longues jambes maigres en avant, puis fermait un œil, les deux yeux, s’assoupissait, mais sans ronfler : « Je crois pouvoir compter sur Ollivier », disait Delafosse. — « N’y comptez pas trop », soupirait Vandal… « Il m’a reçu chez lui, dans le Midi. — Vous n’êtes pas le seul », gémissait Vandal. Delafosse, vu sa myopie, ne remarquait point qu’il n’avait plus devant lui qu’un cadavre. Il continuait à supputer ses chances. Alors Mme de Loynes :

« Monsieur Delafosse, vous avez écrit un bien bel article, hier, au Gaulois. »

La grande préoccupation de Delafosse était de savoir « s’il aurait Bourget ». Sans aucune lumière sur ce point je lui affirmais que oui, que Bourget me l’avait juré, et cette assurance mensongère lui faisait du bien pendant cinq minutes. Il courait à Lemaître : « Daudet pense que j’aurai Bourget. L’avez-vous interrogé à ce sujet ? » Lemaître, avec qui j’avais parié que Delafosse lui poserait cette question, se mettait à rire, en frottant son lorgnon ; puis de répondre : « Du moment que Léon vous l’affirme, il faut le croire ». Mais déjà, sentant venir le sommeil, je fuyais, jusqu’au fond de la salle de billard, le bon Delafosse. Je l’entendais qui murmurait à la cantonade : « Sondez Masson, je vous en prie ». L’idée d’une telle opéra-