Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/593

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cent, où que s’exerce leur pédantisme. Il a l’horreur des formules toutes faites, des poncifs, et il les contrecarre, les disloque vivement, avec un rire éclatant, d’un souverain mépris. Sa méfiance, à l’époque dont je parle, était grande et justifiée. Il se rendait compte du désir qu’avaient les partis de l’accaparer, et il voulait rester en dehors. La foudroyante renommée, qui lui tombait des nues à l’improviste, ne l’étourdissait ni ne le déviait. La popularité ne le grisait pas. Je crois même, à certains signes, qu’elle lui procurait une sourde irritation, comme ce qui est changeant et fugace. C’est un homme qui aime les terrains solides, les vues droites et les êtres francs.

Nous nous sommes beaucoup aimés, beaucoup fréquentés, sans jamais chercher à nous influencer en rien. Ses idées politiques n’étaient pas les miennes, qui lui paraissaient chimériques ; il aimait des gens que je n’aimais pas et réciproquement. Mais deux points de suture nous rattachaient toujours : l’entrain à la vie, comme pierre de touche des idées, et l’amour de la France. Malgré les immenses services rendus par lui à notre pays, je le considère comme quelqu’un qui n’a pas encore donné sa mesure. Il est rempli, débordant de possibilités, à tel point que la mort, qui aurait dû le saisir tant de fois — car personne n’est plus négligent de sa conservation personnelle — fut comme refoulée, à maintes reprises, par l’excès de force morale et physique qui est en lui. Il se bat à l’heure où j’écris, quelque part, sur le front, mais il s’est battu depuis sa naissance avec acharnement, à chaque seconde marquée par la pulsation de son grand cœur. Il est né sous le signe de la lutte, les armes dans la tête, au cœur et à la main.

Ce n’est pas un paradoxe de dire que les hommes sont d’autant moins connus qu’ils sont plus célèbres. Leur légende nous cache leur visage. L’honneur de Plutarque est d’avoir su remettre de la chair sur des médailles et ranimer des statues laurées. Plutarque eût été le seul historiographe possible de Marchand, et combien les mots verts et brûlants du traducteur Amyot eussent convenu à ce puissant Français !

Après Alphonse Daudet, inégalable causeur, la palme de la narration appartient à Marchand. Vous pouvez vous fier à moi là-dessus. Je suis incapable d’écouter comme de lire celui qui enfile des mots, sans mettre dessous aucune sincérité. Il m’est