Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/594

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arrivé de suivre des inconnus en train de converser dans la rue, par goût de la libre syntaxe et du jaillissement verbal spontané. De même, j’épie les jeux et discours incoordonnés de mes jeunes enfants, à domicile et dans les jardins publics. Au lieu que les histoires de Scholl, de Victorien Sardou, de Hanotaux et de quelques autres, m’ont toujours semblé le comble de l’ennui, un égouttement de chalet indicible, dans une gare de ville de province. Je passerais une nuit à écouter Marchand. Il joint l’exactitude à la poésie, ainsi que le recommandait Mistral. Il situe minutieusement son anecdote, à peu près de cette façon : « Pour que vous compreniez ce qui va suivre, il faut vous représenter la forêt vierge : un premier dôme très élevé, formé des plus hautes ramures ; un second, en général coupé de lianes, enchevêtrées, et qu’il faut parfois tailler à coups de hache ; enfin un troisième, proche du sol et qui constitue l’humus quand il se détache et pourrit. Aussi la lumière du jour y est-elle diffuse et souvent très faible… » Vous y êtes, vous croyez errer dans ce labyrinthe. De je ne sais quelle hauteur d’Abyssinie le grand voyageur-soldat distinguait : « … l’eau, toute bleue et transparente ; autour d’elle un anneau vert de collines boisées ; puis un cercle plus grand et rouge, formé des montagnes de schiste au soleil couchant. »

Peignant le Nil au soir tombant : « Tout à coup, sur ces glacis d’or sans aspérité, ni rayure, tu entends un immense rire, emplissant l’horizon. Ce sont les crocodiles, pareils à des dîneurs au moment du dessert ». Voici un spectacle d’anthropophagie : « Les prêtres avaient frappé, d’un coup de couteau au même endroit, les vieilles femmes, et le foie, sous les seins tombants, faisait hernie à travers ces plaies. Un d’eux arracha ce foie et le mangea tout sanglant ». Sur la mort tragique de son ami le capitaine M…, déchiqueté par les caïmans : « Chaque nuit, pendant mon sommeil, une odeur atroce et bien connue, comme d’un corps qui a pourri dans l’eau, puis qu’on aurait saupoudré de musc, venait m’envahir de son aura. Je savais ce que c’était et je revoyais mon pauvre camarade, ou plus exactement sa tête et son tronc, qui me faisaient signe de ne pas m’approcher de lui ». Marchand et un de ses compagnons arrivent, au soir tombant, dans un fortin où on leur donne à manger, ô régal ! une conserve de homards. Ils se couchent :