Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/599

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qu’il tend impérativement la main : « Psss’t… donnez-moi ça ! » Comme il a de l’autorité, le maître d’hôtel obéit et c’est aux autres convives à se précipiter rugissants, à tenter de saisir le papier, souvent lacéré dans la bagarre : « C’est, c’est a… a… bsurde à la fin, — criait notre Pauloun exaspéré, — j’ai co… commandé trois bouteilles de trop… » « Elles n’étaient pas de trop puisqu’elles sont bues », ripostait Marchand. Aussi nous arrivait-il, à nous autres tristes pékins, de régler en cachette les frais d’avance, d’après un barème approximatif, quittes à ajouter la différence. Les patrons se disaient : « Ce sont des originaux ».

Très fréquemment, notre petite troupe, dans ses déambulations d’après dîner, au théâtre japonais de Sada Yacco, ou au palais de la chanson d’Eugénie Buffet, rencontrait les habitués fidèles qu’étaient Forain, Caran d’Ache et Robert. Le premier faisait, en riant très fort, toutes sortes de remarques, d’autant plus amusantes qu’elles étaient plus désobligeantes pour les Parisiens à la manque ou les rastaquouères du voisinage. On chantait en chœur :

          Des gêneurs,
     De toutes couleurs,
Ici-bas l’espèce abonde.
Irait-on au bout du monde
Qu’on trouverait des gêneurs.

Forain reprenait gravement :

Tantôt c’est votre propriétaire,
Qui vous réclame votre loyer ;
Tantôt c’est votre belle-mère,
Qui dès l’matin s’met à crier.

À quoi Caran, impassible dans son veston clair, avec ses cheveux blonds plaqués, son œil moqueur et doux, ses mains nerveuses aux ongles soignés, ajoutait le « parlé » classique :

Ah ! les propriétaires et les belles-mères, en v’là une engeance à supprimer !…

Quant au peintre Paul Robert, bonhomme, tout rond, brun, de belle mine, c’est un des plus charmants fantaisistes qu’on