Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/600

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puisse imaginer, fertile en inventions cocasses, en reparties ingénieuses, en remarques étourdissantes. Il faut une certaine dose d’entrain pour demeurer visible à côté de Forain, qui absorbe toute l’ambiance, comme une rapide giration d’observations comiques et tragiques. Robert possédait cet entrain, une verve capable d’engrener avec celle de l’homme étonnant qui sut dépasser Daumier et Goya, pousser l’aspect double, intérieur et externe des gens, jusqu’à l’idéogramme. Parfois Caran, rêveur depuis une minute, se levait et se mettait à la poursuite d’une silhouette féminine entrevue.

« Allons, allons, — maugréait Forain, — voilà les bêtises qui recommencent. » Il appelait Caran de toutes ses forces et par son nom. Les passants se retournaient : « Tiens, c’est Caran d’Ache ! » Notre pauvre caporal Poiret, gêné dans sa chasse aux alouettes, revenait furieux : « Tu commences à m’embêter à la fin… » Mais, sous le feu convergent de nos blagues, il se remettait bien vite à rire, et demandait un autre lait, sa boisson favorite, à ce grand chat subtil et licheur, sur le coup de 10 heures du soir.

De la foule émergeaient trois géants bien sympathiques : Léopold, Jean, Pierre Stevens, héritiers de la haute taille, de la gentillesse, de la générosité d’esprit d’Alfred Stevens, de ses dons artistiques foudroyants et aussi de sa puissance musculaire. Nous les appelions. Nous les décidions à s’asseoir, mais assis ils demeuraient presque aussi grands que debout ; et des gringalets et déjetés, venus de tous les pays du monde, les considéraient avec respect. Puis leur charmante sœur, dans tout l’éclat de sa beauté, apparaissait au bras de son mari, beau comme elle, le génial Dr Henry Vivier.

« Avouons-le, — disait Forain, — sans les marchands de tableaux et les amateurs d’art, la vie serait joliment belle.

— Vous oubliez les médecins, rectifiait Vivier.

— Eux, c’est la mort qu’ils embellissent. »

Quand la causerie, dispersée par cette cohue de promeneurs, languissait, on me priait d’imiter Barrès, ou Abel Hermant, ou Zola, ou Lobre, ou Mariéton lui-même, qui osait prétendre, en pouffant de rire, que « ça n’était pas ça !… » Je prévenais les imprudents qu’une fois lancé sur cette pente, je ne m’arrêterais plus et qu’ils seraient condamnés, jusqu’à la fermeture, au voi-