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EDOUARD DRUMONT

la grande bravoure qui était en lui et rendait parfois agréable son contact. Il concevait la vie comme une bataille, strictement composée de partisans et d’adversaires, où il importe de prendre parti tout le temps, alors que les indifférents sont légion. Il avait pris en grippe l’administrateur du journal, Charles Devos, et il aurait voulu entraîner tous ses collaborateurs dans sa ronde, que je jugeais, pour ma part, vaine et absurde. Devos est un bon, débrouillard, dévoué et solide garçon, de rapports fort aimables, très intelligent, qui a reçu de la nature le don de faire marcher les affaires, de remettre en mouvement les pièces de jointure détraquées, d’huiler les ressorts et de ne pas embêter son prochain. En butte à la haine d’un certain Guérin, organisateur falot de complots romanesques, que je n’ai pas connu, mais dont j’ai souvent entendu parler, Devos devait, en outre, se défendre contre l’animosité sourde de Méry, de ce bizarre, énigmatique Papillaud, dont je me suis toujours garé comme de la peste et d’une sorte de pou, rougeâtre et godronné, nommé Raphaël Viau, que j’avais surnommé l’homme-à-la-tête-de-Viau et auquel je n’ai jamais même adressé la parole. C’était à qui de ces messieurs chargerait Devos d’un nouveau méfait, atroce mais imaginaire, et harcèlerait à ce sujet le pauvre patron, tiré à hue et à dia et, comme dit Montaigne, pelaudé à toutes mains.

Or Drumont, qui a mené tambour battant de si âpres combats, était un passionné — si l’on peut dire — de l’harmonie, de la concorde et de la bonne entente. Les racontars venimeux le bassinaient, les querelles entre compagnons d’armes luî cassaient la tête et les rivalités vaines le torturaient. Cent fois et deux cents fois il apaisait les flots irrités, réconciliait Méry et Devos, gourmandait Papillaud, faisait monter, de la brasserie au-dessous, l’apéritif de l’embrassade générale, dissipait, le verre en main, les malentendus. Cent fois et deux cents fois, le tambour de sa porte à peine refermé, les criailleries recommençaient et Méry réorganisait ses troupes d’assaut contre le cabinet de l’administrateur. Je me demande encore aujourd’hui comment Devos a pu résister à ce régime, sans y perdre l’appétit, la cordialité et le sommeil. C’est qu’il avait, pour Drumont, une affection et une admiration sans limites.

Albert Monniot, Leroy, Boisandré, Jean Drault composaient