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SALONS ET JOURNAUX

l’apercevait chez Weber, mince et moqueur, penché sur son verre de whisky and soda avec un étincelant œil de biais, observant l’existence, tripotant sa barbiche et crispant ses mains fines, comme s’il allait s’étirer. Nous l’aimions pour son horreur de la foule, des préjugés démocratiques, de la niaiserie diffuse et des gens importants. Il s’exprime par phrases courtes, sèches, péremptoires, luisantes et qui coupent. Il a la réponse prompte et la dent dure. Un monsieur, dont le nom a une tare, célébrait devant lui l’innocence, plus que problématique, d’un autre taré : « Noblesse oblige », dit Toulet, se levant à demi comme pour saluer. Curnonsky et Toulet habitaient ensemble, le premier aussi grassouillet, ouvert, bon vivant, que le second est émacié, replié et garé des expansions ou estrambords. Quand on tombait chez eux vers midi, ils étaient encore couchés dans deux chambres voisines, également en l’air, également pleines de bouquins, et chacun d’eux lisait le dictionnaire de Bayle. Il est vrai qu’à la fermeture de Weber ils avaient gagné le bar du Café de la Paix, jusque vers les trois heures du matin, où ils se rapatriaient rive gauche, rue de Villersexel, à deux pas de chez moi. Curnonsky, ou plus simplement Curne, joint à l’esprit d’observation le don de la déformation en cascade des mots et des éblouissants à-peu-près. Cette facilité prodigieuse, renversante, plongeait dans l’extase le commandant Hourst et le savant voyageur Montpezat.

« Vous avez bien tort d’applaudir aux niaiseries de ce monsieur, — disait Toulet, en désignant Curne. — Vous l’encouragez dans son vice.

— Allons, allons, c’est de la basse envie… ripostait Curne avec bienveillance.

— Niaiseries ou non, — ajoutait Hourst, en adressant un salut à M. Chantepie, — j’avoue que j’en ris tout seul dans la rue, au point de faire retourner les passants. »

Nos deux inséparables avaient déniché un bar singulier, situé au sous-sol de l’avenue des Champs-Elysées, et que nous appelions « le bain de cuir », à cause de ses larges fauteuils rebondis. Un ou deux soirs par semaine, toute la bande des weberiens émigrait là. Il paraît que le whisky y était remarquablement « scotch » et doué d’un fumet unique, mais j’avoue mon peu de goût pour cette boisson de paquebot, à goût de