Page:L’Arioste - Roland furieux, trad. Reynard, 1880, volume 1.djvu/101

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« Je veux que tu saches, mon seigneur, qu’étant encore toute jeune, j’entrai au service de la fille du roi, et que, grandissant avec elle, je tins à la cour un bon et honorable rang. Le cruel Amour, jaloux de ma tranquillité, me soumit, hélas ! à sa loi. Il fit que, de tous les chevaliers, de tous les damoiseaux, le duc d’Albanie me parut le plus beau.

« Parce qu’il parut m’aimer outre mesure, je me mis à l’aimer de toute mon âme. On entend bien les doux propos, on voit bien le visage, mais on peut mal savoir ce qui se passe au fond du cœur. Je le croyais, je l’aimais, et je n’eus de cesse qu’après l’avoir mis dans mon lit. Je ne pris pas garde que, de tous les appartements royaux, j’habitais le plus secret, celui de la belle Ginevra,

« Où elle renfermait ses objets les plus précieux et où elle couchait le plus souvent. On peut y pénétrer par un balcon qui s’avance à découvert en dehors du mur. C’est par là que je faisais monter mon amant, et je lui jetais moi-même du balcon l’échelle de corde par laquelle il montait, toutes les fois que je désirais l’avoir avec moi.

« Je le fis venir autant de fois que Ginevra m’en laissa l’occasion, car elle avait coutume de changer souvent de lit, pour fuir tantôt la grande chaleur, tantôt les brumes hivernales. Nul ne le vit jamais monter, car cette partie du palais donne sur quelques maisons en ruine, où jamais personne ne passe, ni de jour ni de nuit.