Page:La Pentecôte du Malheur.djvu/29

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neutralité nationale. Toute autre attitude eût été une faute politique et un acte de folie sans parallèle ; enfin, n’oubliez pas que George Washington nous a recommandé de nous occuper de ce qui nous regarde. »

À quoi ils ont répliqué :

« Mais est-ce que cela ne vous regarde pas ? »

Et là ils sont allés au cœur même de la question.

De l’autre côté de l’océan, pendant des mois, on a vu la Démocratie soutenir l’attaque la plus redoutable qui ait jamais été dirigée contre elle. Nous avons envoyé du pain et de la charpie aux blessés ; individuellement, nous avons flétri les agresseurs. Mais Columbia et l’Oncle Sam regardaient. Cela suffisait-il ? Si nous ne faisons pas la guerre, n’avions-nous pas d’autre devoir à accomplir ? Ne pouvions-nous pas protester ? L’immense océan a-t-il entièrement isolé Columbia ? L’Europe, se débattant dans son impuissance, tournait vers nous un regard anxieux.

Je ne sais pas ce que George Washington aurait pensé. Tout ce que je sais, c’est que ma réponse n’a pas convaincu mes amis européens, et alors comment pourrait-elle me sembler satisfaisante à moi-même ? En ce moment les esprits sont surexcités et exaltés. Quand ils auront retrouvé le calme, quelle sera l’image historique de notre pays qui se présentera à eux à la lueur de la conflagration universelle ? Sera-ce celle d’un peuple qui a vendu son droit d’aînesse pour un plat de lentilles ? Si l’on pense à ce que nous avons fait et au ton de notre presse, cela ne serait guère juste. Et cependant je ne puis que regretter que nous n’ayons pas protesté. Je vois clairement ce que nous avons perdu à ne pas le faire ; je ne vois pas clairement ce que nous y avons gagné. Si l’on estime que nous avons laissé échapper l’occasion en ne protestant pas, comme signataires des conventions de La Haye que l’on violait, ne pouvons-nous dire que les preuves de ces violations sont bien plus fortes aujourd’hui qu’au moment même ? Ce que nous apprenions alors paraissait incroyable à des esprits américains. Jamais nous n’avions fait ou vu une guerre semblable. Et quand la vérité a été établie, une protestation n’aurait-elle pas pu paraître un peu tardive ? Telle est la seule explication que nous puissions donner. Est-elle suffisante ?

Il est trop tôt pour répondre à cette question ; mais il est une chose bien certaine, c’est que nous apparaîtrons à tout jamais non pas tels que nous nous voyons nous-mêmes, mais tels que les autres nous voient. Il est également certain et éternellement vrai que c’est par la souffrance seulement que les peuples et les hommes parviennent à la connaissance de ce qu’il y a d’excellent en eux. Il y a cinquante ans qu’en Amérique nous avons eu notre Pentecôte du malheur. Ces cinquante années ont été trop prospères et trop calmes. Notre existence a été trop exempte de danger. Nous avons prospéré, nous avons échappé à l’adversité, et cette prospérité a été en quelque sorte un malheur pour nous.

Dans ces moments qui mettent à nu l’âme des hommes et l’âme des peuples, est-ce notre âme que l’on a vue ou seulement notre immense forme matérielle ? En 1865, nous étions en pleine possession de notre âme ? Qu’en avons nous fait ? Nous avons assisté à beaucoup de « savantes palinodies », et chaque jour nous