Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/659

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REQUIN

Allez jusqu’à cinquante centimes, et je vous donnerai un ruban, à moi, que j’ai sur mon vêtement d’été, et que je porte un mois par an, à Contrexéville, où je vais pour mes rhumatismes. À Vichy, où Mme Requin va pour son foie, elle exige que j’aie la rosette d’officier.

CHAMBOLIN

Allez, et rapportez-moi ça.

(Requin entre à gauche.)
CHAMBOLIN, seul

Je n’ai jamais vu des gens aussi orgueilleux et aussi arrogants que les marchands d’habits. Leur profession est fort décriée. Ils ont l’air de ne pas s’en rendre compte. Ils sont humbles et modestes avec les gens riches, mais c’est pour les besoins de leur commerce. Ils ont en somme une forte estime d’eux-mêmes et un grand mépris pour le reste de l’humanité. (À Requin qui revient) : N’est-ce pas monsieur Requin, que lorsque vous portez une fausse décoration à Contrexéville, vous vous imaginez réparer une injustice de la société ?

REQUIN

Convenez que la société est bien injuste pour nous. Je vous en parle à vous, car je vois que, malgré votre costume, vous êtes un garçon comme il faut. Quel mal est-ce que nous faisons ? Est-ce un crime de vendre de vieux habits ?

CHAMBOLIN

Ne faites-vous que ça, monsieur Requin ? Ne vous arrive-t-il pas quelquefois, quand l’occasion s’en présente, de prêter de l’argent à des fils de bonne famille ?

REQUIN

Si je le fais, c’est, croyez-le bien, à des conditions des plus modérées et honorables.

CHAMBOLIN

Nous les connaissons, vos conditions honorables. Comment, imprudent Requin, vous exploitez les fils de famille ! Vous vous enrichissez aux dépens des riches ! on ne doit, sachez-le bien, s’enrichir qu’aux dépens des pauvres seulement. Vous vivez de la paresse de votre prochain : c’est de son travail seul que vous devez profiter.

REQUIN

Voilà votre décoration. Mais vous n’allez pas mettre ça sur vos habits ! Ils sont en bien mauvais état.

CHAMBOLIN

Pas la peine de les décrier. Ils ne sont pas à vendre, et je n’ai pas l’intention de vous en acheter d’autres.