Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 34.djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
119
CICÉRON.

même temps trop politique pour ne pas se réjouir de paraître, aux yeux du peuple romain, accepté ou même pardonné par un homme comme Cicéron, qui représentait alors à lui seul les lettres, l’éloquence, l’autorité morale dans le sénat, l’estime du peuple, en un mot, tout ce qu’on appelle aujourd’hui l’opinion publique dans Rome. De plus, César aimait Cicéron par cet attrait mutuel et involontaire qui entraîne les grandes intelligences à aimer ce qui leur ressemble. Il avait trop de génie pour être insensible au génie, trop de gloire pour être envieux. Cicéron lui paraissait une des plus éclatantes décorations de l’humanité dans son siècle ; il était plus fier de régner sur un homme tel que Cicéron que sur cette tourbe de peuple et de soldatesque qui allait se prosterner devant sa fortune. Il voulait même laisser à Cicéron la dignité de son retour à lui et l’indépendance de ses opinions ; il ne lui demandait pas de s’avilir, mais de se résigner.

Des négociations dans ce sens furent ouvertes par des amis communs entre Cicéron et César. Elles n’éprouvèrent aucune autre lenteur que celle de la distance entre ces deux grands Romains. Cicéron traversa la mer qui séparait l’Épire de l’Italie, débarqua timidement à Brindes, port où il s’était embarqué si peu de temps auparavant pour rejoindre Pompée. Il y tomba dans les bras de sa fille Tullia, la plus tendre, la plus illustre, la plus lettrée des jeunes femmes romaines de son temps… L’adoration mutuelle du père pour la fille et de la fille pour le père était redoublée encore par l’adversité. Séparée de son mari indigne d’elle, Tullia n’avait plus que lui ; mécontent de sa femme ambitieuse et froide, Cicéron n’avait plus qu’elle. Le père et la fille pleurèrent ensemble sur les malheurs de leur patrie et sur leurs propres malheurs. Le frère de Cicéron, C. Quintus, qu’il avait aimé comme un autre lui-même, n’avait pas su attendre la bienséance de la transition d’une cause à l’autre.