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CICÉRON.

ou un gouvernement à trois têtes, se partageant le monde romain en trois parts dont chacune était un empire. Mais c’était peu que de se partager ainsi la république, il fallait s’en assurer la paisible possession en immolant tous les bons et grands citoyens capables de la défendre ou d’inquiéter leur tyrannie. Le sang de trois mille trois cents citoyens romains qu’ils se sacrifièrent mutuellement fut le sceau de leur traité. Ils en dressèrent ensemble la liste, discutèrent, ajoutèrent, retranchèrent, trafiquèrent de la vie et de la mort de leurs amis ou de leurs ennemis, jusqu’à ce que chacun d’eux eût accordé aux autres le sang du plus cher de ses amis, pour en obtenir en retour le sang du dernier de ses ennemis.

Cicéron était le premier sur la liste. Octave, avec un reste de pudeur, le défendit longtemps, représentant quelle ignominie s’attacherait à un gouvernement dont le premier acte serait l’immolation du plus grand citoyen et du plus grand génie de Rome. Les Philippiques criaient assez vengeance dans le cœur d’Antoine. Les deux proscripteurs, collègues d’Octave, lui représentèrent sans doute que l’équilibre des forces était nécessaire à leur accommodement pour qu’il fût durable ; que Cicéron jouissait d’une autorité morale trop grande par sa renommée et par son génie dans la république ; que celui des trois triumvirs dont il se déclarerait l’ami l’emporterait bientôt sur les deux autres ; qu’il entraînerait avec lui l’opinion et la fortune, et que l’équilibre détruit par le poids de ce grand homme replongerait eux dans le néant, l’Italie dans l’anarchie. Octave céda à la puissance de cette logique d’assassin et à la convoitise du monde. Il jugea que Rome valait bien ce crime, et il permit à Antoine de se venger.

Les triumvirs, renfermant leurs proscriptions dans le silence jusqu’à leur arrivée, de peur que leurs victimes n’échappassent par la fuite in leurs sicaires, s’avancent len-