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CÉSAR

soixante et quinze drachmes pour se souvenir de lui, et au peuple romain les magnifiques jardins qu’il avait au bord du Tibre, que l’éloge et le regret de César éclatèrent dans toutes les bouches ; il traitait le peuple comme il aurait fait un fils ; les citoyens se sentaient en parenté avec ce grand homme.

Antoine, qui épiait le sentiment public, fit exposer le corps sur un bûcher élevé en face de la tribune. La mort a son éloquence irrésistible sur les hommes assemblés ; un cri sortait avec le sang de ces vingt-trois blessures béantes par où la vie de César avait coulé. On oubliait sa tyrannie, on ne se souvenait que de sa gloire. Antoine, développant alors aux yeux du peuple la robe de César percée de ces vingt-trois coups de poignard qui attestaient l’acharnement de tant d’assassins contre un seul cœur, et feignant d’être emporté au delà de ses pensées par sa douleur, adressa à la multitude une des harangues les plus pathétiques par les accents, par les sanglots, par les gestes, qui aient jamais été prononcées. Si Brutus avait ainsi parlé et agi la veille au Capitole, la république était sauvée et le corps du tyran traîné aux égouts.

Cette robe ensanglantée, ces accents, ces larmes, ces gestes, après avoir arraché des sanglots au peuple, changèrent en fureur sa pitié ; une émeute de douleur et de rage éclata autour de ce cadavre. La populace et la soldatesque, indifférentes à la liberté, adoraient César, qui donnait aux soldats la licence, aux armées l’empire, aux ambitieux le monde, aux prolétaires du pain, à la multitude des spectacles, des fêtes, des jeux. D’abord étonnée, bientôt attendrie, puis furieuse, elle se répandit en imprécations contre les conjurés ; elle invoqua la vengeance contre les meurtriers de son idole ; elle courut à leur demeure, des brandons à la main, pour les incendier ; puis, démolissant les boutiques, les bancs des marchands, les portes des temples