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jocelyn.

Semblable au brasier vert que l’on vient d’allumer,
Je voyais la montagne en mille endroits fumer :
Ces vapeurs de la neige amollissaient la croûte ;
Mes pieds n’y trouvaient plus une solide route,
Mais, lourds et sans appui sur ce terrain mouvant
À chaque pas de plus enfonçaient plus avant.
Je courais, je tremblais que la neige fondue
Ne fît crouler le pont de glace suspendue
Avant que du ravin j’eusse atteint l’autre bord :
Ah ! j’aurais préféré des millions de mort !
Que serait devenu loin de moi le seul être
Qui m’attendait ?… Hélas ! mieux eût valu peut-être
Dieu ne le permit pas ; au suprême moment
Où le pont s’abîmait sur le gouffre écumant,
Où l’avalanche, en poudre affaissant sa colline,
Fondait comme des pans de montagne en ruine,
Je franchissais le gouffre et l’arche d’un élan ;
Mais à peine mon pied touchait à l’autre pan,
Que l’ouragan s’échappe, et de toutes les crêtes
Fait voler dans les fonds l’écume des tempêtes,
La lance en poudre, en flots immenses, tournoyants,
Comble l’étroit ravin de ses blocs ondoyants,
Jusqu’aux gueules du pont les dresse, les entasse.
L’arc-boutant de granit chancelle sous la masse,
Se précipite et roule, et sur ces noirs sommets
Du séjour des vivants nous sépare à jamais.
Je m’accrochai des mains aux angles de ravine,
Qui tremblaient comme un cap que la mer déracine ;
Le roc concave et creux m’abritait : ses rebords
Du choc de l’avalanche y préservaient mon corps.
J’embrasse cet appui pendant que la tourmente
De ses propres débris s’accélère, s’augmente,
Et passe sur ma tête avec ses vents, ses flots,
Et sa mer de brouillard flottant dans son chaos.