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PIERRE LASSERRE

inquiet et fiévreux. Pléthorique, le cerveau ne pense guère, mais émacié, il pense mal, il a des visions. Ainsi sa bonne alimentation importe au corps tout entier. Les Grecs comprirent à merveille l’unité de la matière et de l’esprit dans la nature humaine. En faisant de l’âme la « forme » du corps, Aristote marque la relation étroite de la pensée, de sa qualité, de ses modes avec l’individualité physique ; l’âme n’est pas un principe absolu, toujours identique à lui-même, mais un certain degré de liberté, de sagesse, de clairvoyance, de générosité, de bonheur, qui caractérise chaque homme et que le tact apprécie. Doctrine souverainement naturelle, à égale distance d’un matérialisme pesant et de la folie de l’Esprit pur, de l’Esprit néant. Il n’y aurait qu’à appliquer d’aussi heureuses intuitions de la réalité humaine au problème de l’État pour concevoir, comme par enchantement, l’harmonie profonde qui existe entre les fins d’utilité générale dont le souci s’impose primordialement au politique, et les fins de civilisation supérieure, de perfectionnement humain, dont il a l’amour.

Nietzsche a plusieurs fois écrit qu’un peuple, une race — à les considérer matériellement, comme suite de générations, foison d’anonymes, — ne sont que la matière gâchée par la nature, en travail de trois ou quatre grands hommes. Peut-être cette vue trahit-elle chez ce classique et cet athée qu’est Nietzsche un reste de romantisme,