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Page:Le Correspondant 114 150 - 1888.pdf/133

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la fenêtre longtemps après que sa mère eût disparu au tournant de l’allée.

Chemin faisant, Mme d’Oyrelles sentait croître son agitation. Elle savait bien que sa démarche ne manquait point d’une certaine hardiesse, et il lui fallait toute l’intensité de sa tendresse à l’égard de Jeanne pour refouler une vieille timidité qui essayait de se réveiller. Mais elle n’y voulut pas songer. Elle se souvint d’avoir entendu dire à son mari que la bravoure n’aimait pas la réflexion et n’excluait pas la peur. « Entendons-nous : la peur des braves ! » ajoutait le colonel. « C’est ce que j’éprouve », pensait Mme d’Oyrelles en marchant d’un pas plus pressé que d’habitude.

Elle arriva au château sans rencontrer personne, et, dans le vestibule seulement, trouva Courtois. En reconnaissant Mme d’Oyrelles, Courtois parut content. Lui et Rosa suivaient attentivement ce qui se passait entre leurs maîtres, et ils étaient de moins en moins tranquilles. Ils avaient su, par le cocher, que le comte de Cisay était allé plusieurs fois de suite chez Mme Magnin, et ces visites, ajoutées à d’autres indices, leur avaient paru extraordinaires :

— C’est pour marier M. Bernard, avait dit Courtois. Mme Magnin a la main si heureuse.

— Bast ! répondait Rosa, croyez-vous que M. Bernard ait besoin qu’on le marie ? Quand il en sera temps, il fera bien son affaire tout seul. Il n’a que l’embarras du choix, et celle qu’il demandera pourra se vanter d’être chanceuse.

Bref, ils n’y comprenaient rien. Leurs suppositions se démolissaient entre elles. Ils suivaient trois ou quatre pistes, plus fausses les unes que les autres. Mais quand Courtois vit venir Mme d’Oyrelles à Chanteloup, l’idée qu’il avait eue à la soirée de Mme de Ferrand lui parut claire et il se dit :

— Voilà qui s’arrange. M. Bernard va épouser Mlle Jeanne.

Comme cela lui convenait, ainsi qu’à Rosa, il fut enchanté d’apercevoir une si heureuse conclusion.

M. le marquis est-il là ? demanda Mme d’Oyrelles.

— Non, madame. Il est sorti avec M. Bernard.

Elle parut hésiter :

— Et M. le comte ?

M. le comte est au salon… Si madame veut prendre la peine d’entrer.

Il ouvrit la porte, et Mme d’Oyrelles se trouva en face du comte Rodolphe, qui lisait au coin du feu. Le comte se leva vivement, et jeta le livre sur un meuble. Son visage exprima l’étonnement, avec une nuance d’embarras, qu’il chercha à dissimuler de son mieux :