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Page:Le Sylphe - Poésies des poètes du Dauphiné, tome 1, 1887.djvu/258

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ÔO LE SYLPHE et là un mamelon, une ride de terrain et fait miroiter l'eau verte qui dort sous les arbres. Les choses semblent comme accablées de torpeur. Dans le ciel mouillé, des fuites de vapeurs qui viennent sans doute de la mer; au ras de l'horizon, après l'immense déroulement des plaines monotones, des bancs de nuages que le soir baigne déjà de teintes violettes. Je ne vis point de figure humaine dans ce tableau sévère ! Tout était de l'eau, de la terre ou du ciel. — Lorsque j'eus admiré le talent de l'Artiste, la transparence de ses lointains, la rare solidité de ses terrains, la pâte des arbres si fièrement brossés, et l'eau reflétant les arbres, les joncs, le ciel, je fus charmé de l'inexpri mable mélancolie, du désespoir profond que dégageait cette pein ture, et, indécis entre plusieurs noms illustres, me penchant à cause du demi-jour, je pus lire sur la toile cette inscription presque effacée : « Jacob Ruysdaël, fecit anno 1 666 » . — Rosa! m'écriai-je, sitôt que je vis le second tableau. Quel autre, en effet, que le peintre napolitain aurait pu jeter sur la toile une aussi superbe « Mêlée de Cavalerie » P — C'est une rencontre de la guerre de Trente ans; l'étendard d'Autriche se lève au-dessus de la fumée grise des pistolets. Avec quel entrain on échange le coup de sabre ! Ces rudes soudards, aux figures de brique si pittoresquement taillées, s'en donnent à cœur- joie! Hurrah! hurrah! — tout brille et jette des éclats de lumière, les casques, les cuirasses, les yeux, les fronts en sueur et la croupe énorme des chevaux. — C'est d'abord, au premier plan, un choc de cavaliers ennemis : deux chevaux cabrés se dressent au-dessus de la mêlée, les pieds battant l'air, pendant que l'un des cavaliers, penché sur l'encolure, la moustache hérissée, tend le bras en arrière pour porter un coup de pointe, et que l'autre, renversé sur sa selle, vide les arçons, les yeux grand ouverts et les bras défail lants. Vis-à-vis, des cuirassiers suédois, portant la botte noire et le feutre à plume rouge : un, à demi-tourné, porte un vigoureux coup de revers; un autre, le visage anxieux, passant au galop, tend son bras au bout duquel fume un pistolet. Sous les pieds des chevaux, on aperçoit des hommes morts dont les buffles jaunes sont maculés de sang. En arrière, d'autres cavaliers se précipitent en avant, la bouche ouverte, dressés sur les étriers ; au fond, à fauche, à droite, partout, des tourbillons d'escadrons qui se eurtent, des éclairs de cuirasse et des lueurs de coups de feu. Je fus frappé surtout de l'énergie et de la vigueur excessive de la composition. Tous ces soldats, Impériaux ou Suédois, emportés par leur bouillante ardeur, se martelaient avec une ivresse féroce et gaie. Nul, mieux que Salvator Rosa, n'a rendu cette étrange joie de mourir qui plane sur les batailles.