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de la nuit éveiller le prince et implorer son secours pour des parents qui doivent être exécutés le lendemain de grand matin. S’il ne peut obtenir leur grâce de sa mère, il prend comme par hasard le chemin au moment où les malheureux, liés avec des cordes, sont conduits au lieu du supplice, et il coupe leurs liens et les engage à fuir ou à rentrer tranquillement chez eux, selon qu’ils courent plus ou moins de danger.

Quand on rapporte ensuite à la reine la conduite tenue par son fils, elle ne fait pas la moindre observation. Seulement elle cherche à couvrir du plus grand secret possible les condamnations et à en hâter l’exécution. Le jugement et le supplice se succèdent si rapidement que, quand par hasard le prince est absent de la ville, le message lui arrive trop tard pour qu’il puisse intervenir.

Il est étrange qu’avec cette différence complète des caractères, la mère et le fils aient l’un pour l’autre la plus tendre affection. Le prince a le plus grand attachement pour la reine ; il cherche à excuser de toutes les manières ses cruautés, et rien ne lui fait plus de peine que la pensée que sa mère pourrait ne pas être aimée.

Le noble caractère du prince est d’autant plus digne d’admiration que, dès sa plus tendre enfance, il a toujours eu devant les yeux le mauvais exemple de sa mère et qu’on n’a rien fait pour son éducation. Sur cent cas semblables, quel fils n’eût-on pas vu adopter les préjugés et les défauts de sa mère !

Grenier à riz et pigeonnier, à Madagascar. — Dessin de E. de Bérard d’après nature.

À part quelques mots d’anglais, on n’a rien cherché à lui apprendre. Tout ce qu’il est et tout ce qu’il sait, il le doit à lui-même. Que n’aurait-on pu faire de ce prince si son esprit et son talent avaient été développés par une instruction solide ? J’eus souvent occasion de le voir et de l’observer ; car il ne se passait guère de jour qu’il ne visitât M. Lambert. Je n’ai remarqué en lui d’autres défauts que trop peu de fermeté et de confiance en lui-même, et la seule chose que je redoute, si jamais le pouvoir arrive entre ses mains, c’est qu’il n’ait pas l’énergie nécessaire pour exécuter ses bonnes intentions.

En attendant il se passe peu de jours qu’il ne sauve la vie à quelque malheureux ou qu’il ne fasse du bien. Souvent il sacrifie dans ce but son dernier écu et son dernier boisseau de riz, et il éprouve une double joie quand il peut venir en aide à un malheureux sans que celui-ci apprenne d’où lui vient le secours.

Ce qui mieux que ma faible plume fera l’éloge de cet homme généreux, ce sont les paroles suivantes que je lui ai entendu prononcer moi-même. Il me disait qu’il lui était indifférent que ce fût la France ou l’Angleterre, ou quelque autre nation, qui possédât l’île, pourvu que le peuple fût bien gouverné. Il ne demandait pour lui-même ni trône ni royauté ; il était toujours prêt à renoncer par écrit à ses droits, et à vivre en simple particulier s’il pouvait assurer par là le bien de son pays.

Je dois avouer que ces paroles me touchèrent profondément et m’inspirèrent pour le prince une estime que je n’ai encore éprouvée que pour peu d’hommes. À mes yeux, un homme qui pense aussi noblement est plus grand que le plus puissant et le plus glorieux monarque de la vieille Europe.

Traduit par W. de Suckau.

(La fin à la prochaine livraison.)