Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/21

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guère de mode ; Delille était son Dieu. Sa joie était de m’appeler entre les classes et de me faire réciter quelques-uns de ses petits tableaux composés avec tant d’artifice et tant d’art : Le Coin du feu, les Catacombes, le Café, l’Ane, le Cheval. J’en savais comme cela deux ou trois mille vers par cœur. Sans doute le modèle n’était par excellent : déjà, du temps de Delille, M.-J. Chénier disait de lui :

 
Il a mis du rouge à Virgile,
Il met des mouches à Milton.


Mais tout maniéré, tout brillanté, tout antithétique que soit ce style, il a cependant des qualités charmantes qui m’initiaient au rythme poétique et développaient en moi le goût et le sentiment des vers. Si j’avais besoin de justifier à mes propres yeux mon admiration d’alors, je n’aurais qu’à me rappeler que Victor Hugo en 1821, à dix-neuf ans, vantait dans le « Conservateur littéraire » l’élégance et l’harmonie du style de l’abbé Delille et le félicitait de connaître parfaitement toutes les délicatesses de la muse française.

Mon amour pour la poésie allait toujours grandissant et avait, grâce à Dieu, changé d’objet : j’avais quitté Delille pour Corneille. Ma grand’mère était ma confidente. Les jours de congé, je n’avais pas de plus grande joie que de m’asseoir à ses pieds, sur un petit tabouret, et là, de lui déclamer des tirades de Cinna, de Nicomède, des Horaces, tout en mangeant des pommes de terre cuites sous la cendre. Cet amalgame de pommes de terre et d’alexandrins empâtait bien un peu ma