Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/22

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diction, mais ne nuisait ni à mon enthousiasme ni à celui de ma grand’mère ; car je crois bien que ce qu’elle admirait le plus dans Cinna, la chère vieille femme, c’était moi.

Arrivé en seconde, je m’enrégimentai dans la petite phalange poétique de notre classe, et je fis trois grandes pièces de vers : une épître, une satire et un dithyrambe. L’épître portait naturellement sur ce que je croyais ma vocation, et je m’y comparais, bien entendu à Phaéton qui veut conduire le char du Soleil son père. La satire visait la guerre d’Espagne, et j’y maltraitais fort le héros du Trocadéro, le duc d’Angoulême. Le dithyrambe glorifiait les quatre sergents de La Rochelle, exécutés pour complot bonapartiste, et je finissais par ce vers :


Et leur tête, en tombant, murmure : Liberté !


Mes trois pièces terminées, vint la grande question : A qui les montrer ? Qui consulter ? Les poètes n’ont pas seulement, comme les amoureux, besoin d’un confident, il leur faut un confesseur, quelqu’un qui les absolve, et surtout les confirme. Qui choisir ? Mon hésitation ne fut pas longue. Un lundi matin, sortant de chez mes grands-parents pour retourner à la pension avec ma très petite bourse d’écolier, garnie de vingt-cinq sous pour mes déjeuners de la semaine, j’avisai au coin de la rue de Clichy, assis sur son crochet, en costume de velours marron, et le chef orné d’un de ces bonnets de bouracan gris qui ont disparu de la civilisation, un commissionnaire dont la figure m’inspira confiance Je