Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/346

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— Je retiens le mot ; il nous servira, et voici maintenant un trait de sa jeunesse qui complétera notre première esquisse. A vingt ans, il n’était rien et ne savait rien. Son père entre chez lui un matin et lui dit : « Préparez-vous à partir dans huit jours. – Pour où, mon père ? – Pour Toulon. – Pour quoi, mon père ? – Pour vous embarquer dans quelque temps sur un vaisseau de l’État. »

— Comment ! s’écria mon interlocuteur, il l’embarquait comme mousse !

— Du tout ! comme médecin.

— Est-ce qu’il était médecin ?

— Pas le moins du monde.

— Mais alors, à quel titre ?

— A aucun titre ! Le prétexte était un cours de médecine qu’il avait suivi en amateur par ordre de son père, quelques leçons de cliniques auxquelles il avait plus ou moins assisté dans le service de son père, et comme son père était médecin du roi, il présenta son fils comme son élève, et voilà de quelle façon Eugène Sue, après un court séjour à l’hôpital de Toulon, je ne sais sous quel nom, fit un jour son entrée sur le pont d’un navire de l’État, avec l’uniforme et le titre de chirurgien en chef. Vous figurez-vous l’impression produite sur un esprit sceptique et moqueur par un tel abus de favoritisme ? Aussi à peine fut-il à bord, qu’il fit venir le docteur adjoint, son inférieur, celui qui aspirait depuis trois ans à cette place, et il lui dit : « Monsieur, l’uniforme que je porte devrait être le vôtre ; la place que j’occupe vous appartient ; je ne suis