Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/347

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ici que par la plus monstrueuse iniquité. Je ne sais pas plus le Codex que le Code, ce qui est beaucoup dire ; aussi vous comprenez bien que je suis trop honnête homme pour ordonner la plus inoffensive des drogues au plus humble des hommes du bord ; c’est vous qui ferez tout, j’ordonnerai vos ordonnances ; seulement, pour garder le décorum, je me chargerai de l’hygiène du bâtiment, c’est-à-dire que je conseillerai aux matelots de ne pas trop boire ! Et là-dessus :


Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie ! »


Après cette entrée en matière, qui fit de son sous-chef le meilleur de ses camarades, il partit pour l’Espagne, pour les Antilles, pour la Grèce. Atteint de la fièvre jaune à la Martinique ; et sauvé par une négresse devenue amoureuse de lui, assistant à la bataille de Navarin, d’où il écrit des lettres pleines de sarcasmes contre les grandes puissances qu’il traite de forbans, et de sympathie pour les Turcs qu’il représente comme égorgés par la plus lâche des trahisons, il revient, après trois ans de navigation, la tête bourrée de faits, d’événements, de mœurs, de caractères originaux, l’imagination teinte des plus éclatantes et des plus sombres couleurs, ayant plus vécu, plus vu, plus souffert en trois ans que la plupart des hommes dans le cours d’une longue vie, et rapportant de tout cela un mélange singulier de force, d’invention inconsciente et de gouaillerie impitoyable. Il était parti gamin, il revint poète ! Poète sans s’en douter, et écrivain sans le savoir.