Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/348

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Sans le savoir est bien le mot, car ses études manquées ne l’avaient nullement préparé au rude et difficile maniement de la plume ; mais s’il n’avait pas ce qui s’acquiert, il avait ce qui ne s’acquiert pas : le coloris et le relief du style, la verve, l’esprit, si bien que, dès ses premières pages, le public, qui ne s’y trompe guère, reconnut en lui un artiste de race. Les quelques scènes de vie à bord, jetées un peu au hasard dans un recueil périodique et réunies après en volume sous le titre de Plick et Plock, lui valurent le surnom de Cooper français, de créateur du roman maritime. Il se trouva un beau jour chef d’école, comme il s’était trouvé chirurgien en chef, avec autant d’étonnement que de bonne enfantise, pardonnez-moi ce barbarisme, et montrant, dès son début, cette appréciation modeste de lui-même qui est restée jusqu’au bout un de ses plus grands charmes.

— Comment ! au milieu de tout cet éclat d’une réputation si tapageuse, Eugène Sue était modeste ?

— Plus que modeste, ignorant de lui-même. Je vous en donnerai les preuves les plus concluantes et les plus touchantes. Son second succès suivit pourtant de bien près le premier. Quelques mois après Plick et Plock parut Atar Gull. L’effet fut immense. Ce mélange d’audace dramatique et de sarcasme, ces scènes pathétiques ou gracieuses, terminées par le plus insolent des dénouements, ce prix de vertu donné par l’Académie à ce nègre meurtrier et empoisonneur, tout cela scandalisa, exaspéra, enthousiasma et donna lieu à un fait caractéristique. Au milieu du concert d’éloges dont la plupart des journaux saluèrent l’ouvrage nouveau, éclata