Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/422

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qui flattait beaucoup son amour-propre. Au bout de six mois, la veille de l’échéance, l’autre signataire disparaît, et le pauvre jeune homme reste sous le coup de cette dette énorme, sans un sou pour l’acquitter. Quel fut son désespoir, on le devine. Et cependant lui-même ne comprit pas d’abord toute l’étendue de son malheur, car ces 45,000 francs furent le fléau de toute sa vie. Qu’est-ce donc, après tout, dira-t-on, qu’une dette de 45,000 ? Ce que c’est ? C’est un fardeau de 200, de 300, de 400,000 francs peut-être, car c’est le pacte avec l’usure ; j’ai connu Goubaux empruntant à 18 pour 100. Ce sont des journées, et des prodiges d’intelligence employés à renouveler un billet ; c’est un esprit supérieur et destiné aux belles choses, s’épuisant à conjurer un papier timbré, à éviter une menace brutale, à substituer un créancier à un autre ; c’est la terreur éternelle et croissante de chaque fin de mois ; c’est la nécessité de manquer vingt fois à sa promesse ; ce sont les reproches essuyés, les insomnies, les moyens désespérés ; c’est enfin le pire, le plus affreux des esclavages, l’esclavage de la dette. Certes, Goubaux aurait pu, comme tant d’autres et plus honnêtement que beaucoup d’autres, car il était puni sans avoir été coupable, déposer son bilan. Mais il avait vingt-cinq ans, il avait tout le chevaleresque de l’honneur, il se sentait plein de force, d’intelligence ; et puis enfin il avait signé. Il jura donc de payer, et il paya ; mais il employa quarante-quatre ans à payer ces 45,000 francs, et, quand il mourut, il était à peine libéré de la veille.

La première crise de cette longue lutte fut terrible.