Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/628

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il n’y avait pas de souffleur ; pour spectateurs, le pompier de garde dormant sur une chaise entre deux décors, et moi, assis à l’orchestre. Dès le début, je fus saisi au cœur par l’accent de Mlle Rachel ; je ne l’avais jamais vue si vraie, si simple, si puissamment tragique ; les reflets de ce petit quinquet fumeux jetaient sur sa figure des lividités effrayantes, et le vide de la salle prêtait à sa voix une sonorité étrange ; c’était funèbre ! L’acte terminé, nous remontâmes au foyer. En passant devant une glace, je fus frappé de ma pâleur et plus frappé encore en voyant M. Regnier et M. Maillard aussi pâles que moi. Quant à Mlle Rachel, silencieuse, assise à l’écart, agitée de petits frissons nerveux, elle essuyait quelques larmes qui coulaient encore de ses yeux ; j’allai à elle, et pour tout éloge je lui montrai la figure émue de ses camarades, puis lui prenant la main :

« Ma chère amie, lui dis-je, vous avez joué ce cinquième acte comme vous ne le jouerez plus jamais de votre vie !

— Je le crois, me dit-elle, et savez-vous pourquoi ?

— Oui, je le sais. Parce qu’il n’y avait là personne pour vous applaudir, que vous n’avez pas pensé à l’effet, et qu’ainsi vous êtes devenue, à vos propres yeux, la pauvre Adrienne mourant au milieu de la nuit entre les bras de deux amis. »

Elle resta un moment silencieuse, puis reprit :

« Vous n’y êtes pas du tout ! Il s’est passé en moi un phénomène bien plus étrange ; ce n’est pas sur Adrienne que j’ai pleuré, c’est sur moi !… Un je ne sais quoi m’a dit tout à coup que je mourrais jeune comme elle ; il