Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/78

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

et son âme. La gloire et la vertu ont été les deux buts de sa vie ; s’il n’a atteint le premier qu’à demi, il n’a pas manqué le second. Je n’en veux pour preuve que sa conduite avec l’empereur. Quand ils étaient jeunes tout deux, leur liaison avait été jusqu’à l’intimité. C’est M. Lemercier qui décida Joséphine à épouser Bonaparte. Elle se souciait médiocrement de ce petit officier, maigre, jaune, brusque et fort négligé de sa personne. Il lui faisait un peu peur. La journée de Vendémiaire et la façon dont il avait balayé l’insurrection sur les marches de Saint-Roch l’avaient placé très haut dans l’estime des militaires ; mais Joséphine, élégante, légère, femme du monde et de plaisirs, ne démêlait pas le grand homme derrière cet étrange personnage, dont la beauté sévère semblait presque de la laideur au milieu des grâces raffinées du Directoire. Lemercier la décida d’un mot : « Ma chère amie, croyez-moi, épousez Vendémiaire. » Bonaparte, à son tour, avec sa puissance de coup d’œil, avait bien vite deviné Lemercier. Il l’aima autant qu’il pouvait aimer, et, chose plus rare chez lui, il l’honora. Son mépris natif et encore instinctif pour les hommes, ne rencontrait pas sans surprise une âme qu’il sentait inaccessible à toute tentation ; et sa merveilleuse intelligence ne se lassait pas de fouiller dans cet esprit d’où les idées jaillissaient inépuisables, comme un flot de source. Il l’emmenait à la Malmaison, et là, pendant des soirées entières, se faisait raconter par lui l’histoire de France. Lemercier se livrait avec enthousiasme à ces entretiens, tressaillant à la pensée d’être pour quelque chose dans