Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/79

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la grandeur morale de celui qu’il croyait né pour la liberté de la France comme pour sa gloire.

Plus tard, la liaison de M. Lemercier avec Bonaparte entra dans une seconde phase. J’en trouve la trace curieuse dans une conversation, rapportée textuellement (le mot est de lui) par M. Lemercier lui-même, et où le premier consul se montre sous un jour assez nouveau comme critique littéraire. C’était en 1800, M. Lemercier avait envoyé au consul un exemplaire de son poème sur Homère et Alexandre. Il reçut le lendemain une invitation à dîner à la Malmaison. La réunion était nombreuse. Après le dîner, la conversation étant tombée sur les poèmes épiques et sur les poèmes didactiques, et un des convives soutenant la prééminence des derniers, Bonaparte qui passait à ce moment, dit : « Que pense Lemercier ? ― Je suis pour le poème épique. ― Vous avez raison ! Ce qu’on raconte est plus dramatique ; les actions frappent mieux que les enseignements. Voyez ! Alexandre a choisi Homère pour son poète. Auguste a choisi Virgile ; moi, je n’ai eu qu’Ossian, les autres étaient pris. » Le soir, à l’heure du départ, M. Lemercier s’apprêtant à se retirer avec les invités : « Restez, lui dit Bonarparte, j’ai à vous parler. » Il resta donc dans le salon avec Mme Bonaparte et deux généraux. Le premier consul s’éloigna, puis reparut au bout d’un instant, tenant une brochure à la main, et riant ; cette brochure était le poème de M. Lemercier. Bonaparte avait rompu les dernières feuilles avec son doigt, n’ayant regardé que ce qui concernait Alexandre : « Hé ! hé ! lui dit-il, les conquérants