Page:Lemaître - Jean-Jacques Rousseau, 1905.djvu/277

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En somme, le régime rêvé par Rousseau est tellement horrible, que lui-même, avec son humeur et son orgueil, n’aurait pas pu y vivre un seul jour. — Pourquoi donc l’a-t-il rêvé ? Comment ce solitaire, cet homme de tempérament anarchiste, peut-il bien nous proposer cet étatisme exorbitant ?

Je vous l’ai dit : pour contredire Montesquieu, pour ennuyer le Petit Conseil ; et aussi pour les mêmes raisons qui font que, de nos jours, les anarchistes ont l’air de s’entendre avec les collectivistes. Ils ont sans doute cette pensée secrète qu’ils n’auront qu’à gagner dans une société totalement égalisée, où nulle force, nul groupe traditionnel ne s’opposera à l’accroissement de leur individu[1]. Ainsi, « le socialisme de Rousseau n’est peut-être que le moyen de son individualisme » (Brunetière). D’ailleurs Rousseau ne légifère pas pour lui, mais pour les autres, ce qui le met bien à l’aise.

Et enfin il n’en est point, à une contradiction près. Le Contrat social est remarquable d’incohérence et d’obscurité. — Tantôt Rousseau suppose le « Contrat », tantôt il paraît croire à sa réalité historique. — On ne sait jamais bien s’il constate ou s’il édicte, s’il est Aristote ou s’il est Lycurgue. — C’est un mélange confus de théorie et d’observation prétendue. — Il conseille aux citoyens, sitôt le pacte social conclu, de choisir un législateur, à la manière

  1. Remarquons cependant que le mouvement syndicaliste, si obscur encore, semble aller contre la démocratie absolue. Certains syndicalistes traitent Rousseau de « théoricien de la servitude démocratique ».