Page:Lemaître - Jean-Jacques Rousseau, 1905.djvu/84

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Il me semble que cela convient singulièrement aussi à Rousseau. Et voici un passage des Confessions qu’on dirait écrit exprès pour illustrer par Rousseau la remarque de Joubert sur Chateaubriand.

C’est dans le voyage que fit Jean-Jacques à Genève en 1754. Il revoit madame de Warens, tout à fait déchue :

Ah ! écrit-il, c’était alors le moment d’acquitter ma dette. Il fallait tout quitter pour la suivre, m’attacher à elle jusqu’à sa dernière heure, et partager son sort, quel qu’il fût. Je n’en fis rien. Distrait par un autre attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d’espoir de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle et ne la suivis pas. De tous les remords que j’ai sentis en ma vie, voilà le plus vif et le plus permanent.

(Là, décidément, il exagère, car enfin le remords de ses enfants abandonnés a dû ou aurait dû être pire ; mais il passe sa vie à exagérer.)

Je méritai par là, continue-t-il, les châtiments terribles qui depuis lors n’ont cessé de m’accabler. Puissent-ils avoir expié mon ingratitude ! Elle fut dans ma conduite ; mais elle a trop déchiré mon cœur pour que jamais ce cœur ait été celui d’un ingrat.

Autrement dit : « J’ai pu agir comme si j’étais un ingrat ; mais je n’ai pu être un ingrat puisque j’ai un bon cœur ». Ou bien encore : « J’ai abandonné mes enfants, mais je n’ai pu être un mauvais père, parce que je suis un homme plein de sensi-