Page:Lepelletier - Histoire de la Commune de 1871, volume 2.djvu/27

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bien et en imposait. Son uniforme réconfortait, sa casquette galonnée donnait de l’espoir. On aurait en lui un chef « à la prochaine ! » Quand, à la suite de ses démêlés avec ses chefs, Lullier dut quitter la marine et se mit à fréquenter plus étroitement les journalistes et les politiciens, son prestige grandit. On parla de lui couramment comme de l’homme indispensable et tout indiqué pour le coup de force qu’on cherchait, qu’on attendait. Ainsi se créa une légende funeste, dont il profita jusqu’aux premières journées qui suivirent le 18 mars.

Ses attitudes de capitaine Fracasse lui avaient attiré toute la confiance des habitués du café de Madrid, dans les dernières années de l’empire. Il roulait des yeux si féroces, à l’heure de l’absinthe, que personne n’eût osé douter qu’on avait affaire à un grand homme de guerre méconnu. Le poing sur la hanche, il s’avançait à la terrasse du café, lieu ordinaire de réunion des républicains, avant le diner, comme un premier rôle de mélodrame prêt à dégainer. Il empoignait brutalement une chaise, la plantait brusquement sur l’asphalte, s’asseyait à califourchon, en promenant des regards terribles à la ronde. Ainsi campé, il prenait sa consommation en esquissant, avec sa badine, des contres de quarte, des dégagés, comme s’il fût entouré d’invisibles assaillants contre lesquels il eût à ferrailler. Ce d’Artagnan de brasserie parlait peu et fort sèchement, mais pour raconter des menteries. Il persuadait volontiers à son auditoire bénévole, et un peu intimidé par ces façons de mousquetaire, que rien ne lui serait plus facile que de pourfendre chaque matin un bonapartiste de marque. On croit volontiers qui affine avec aplomb des talents qu’on n’a pas et que chez autrui l’on admire ; aussi considérait-on comme déjà occis tous les adversaires à qui le matamore envoyait des cartels en l’air.