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JALOUSIE

déjà à Balbec dirigeait toutes mes journées vers le moment où, devant la mer mauve de septembre, je serais auprès de cette fleur rose, — tentait douloureusement de s’unir un élément bien différent. Ce terrible besoin d’un être qu’à Combray, j’avais appris à le connaître au sujet de ma mère, et jusqu’à vouloir mourir si elle me faisait dire par Françoise qu’elle ne pourrait pas monter. Cet effort de l’ancien sentiment, pour se combiner et ne faire qu’un élément unique avec l’autre, plus récent, et qui, lui, n’avait pour voluptueux objet que la surface colorée, la rose carnation d’une fleur de plage, cet effort aboutit souvent à ne faire (au sens chimique) qu’un corps nouveau, qui peut ne durer que quelques instants. Ce soir-là, du moins, et pour longtemps encore, les deux éléments restèrent dissociés. Mais déjà aux derniers mots entendus au téléphone, je commençai à comprendre que la vie d’Albertine était située (non pas matériellement sans doute) à une telle distance de moi qu’il m’eût fallu toujours de fatigantes explorations pour mettre la main sur elle, mais encore que cette vie était organisée comme des fortifications de campagne et, pour plus de sûreté, de l’espèce de celles que l’on a pris plus tard l’habitude d’appeler camouflées. Albertine, au reste, faisait, à un degré plus élevé de la société, partie de ce genre de personnes à qui la concierge promet à votre porteur de faire remettre la lettre quand elle rentrera, — jusqu’au jour ou vous vous apercevez que c’est précisément elle, la personne rencontrée dehors et à laquelle vous vous êtes permis d’écrire, qui est la concierge. De sorte qu’elle habite bien — mais dans la loge — le logis qu’elle vous a indiqué, lequel, d’autre part, est une petite maison de passe dont la concierge est la maquerelle — et qui donne comme adresse un immeuble où elle est connue par des