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JALOUSIE

ou le déformât comme fait la morphine, le nez de polichinelle de Swann longtemps résorbé dans un agréable visage semblait maintenant énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d’un vieil hébreu que d’un curieux Valois. D’ailleurs peut-être chez lui, en ces derniers jours la race faisait-elle apparaître plus accusé le type physique qui le caractérise en même temps que le sentiment d’une solidarité morale avec les autres Juifs, solidarité que Swann semblait avoir oubliée toute sa vie, et que greffés les unes sur les autres, la maladie mortelle, l’affaire Dreyfus, la propagande antisémite avaient réveillée. Il y a certains Israëlites, très fins pourtant et mondains délicats, chez lesquels restent en réserve afin de faire leur entrée à une heure donnée de leur vie, comme dans une pièce, un mufle et un prophète. Swann était arrivé à l’âge du prophète. Certes avec sa figure d’où, sous l’action de la maladie, des segments entiers avaient disparu comme dans un bloc de glace qui fond et dont des pans entiers sont tombés, il avait bien changé. Mais je ne pouvais m’empêcher d’être frappé combien davantage il avait changé par rapport à moi. Cet homme, excellent, cultivé, que j’étais bien loin d’être ennuyé de rencontrer, je ne pouvais arriver à comprendre comment j’avais pu l’ensemencer autrefois d’un mystère tel que son apparition dans les Champs-Élysées me faisait battre le cœur au point que j’avais honte de m’approcher de sa pèlerine doublée de soie, qu’à la porte de l’appartement où vivait un tel être, je ne pouvais sonner sans être saisi d’un trouble et d’un effroi infinis, tout cela avait disparu non seulement de sa demeure, mais de sa personne, et l’idée de causer avec lui pouvait m’être agréable ou désagréable, mais n’affectait en quoi que ce fût mon système nerveux.

Et de plus combien il était changé depuis cet