Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/154

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d’Espagne. Il suffisait de refuser ma nièce, reprit la tante froidement ; ce refus, ce me semble, était assez désobligeant ; il n’était pas nécessaire de l’accompagner d’un trait railleur. Je ne raille point, madame, m’écriai-je ; rien n’est plus sérieux ; j’ai ordre de chercher une personne qui mérite d’être honorée des visites secrètes du prince d’Espagne ; je la trouve dans votre maison, je vous marque à la craie[1].

La señora Mencia fut fort étonnée d’apprendre ces paroles ; et je m’aperçus qu’elles ne lui déplurent point. Néanmoins, croyant devoir faire la réservée, elle me répliqua de cette manière : Quand je prendrais au pied de la lettre ce que vous me dites, apprenez que je ne suis pas d’un caractère à m’applaudir de l’infâme honneur de voir ma nièce maîtresse du prince. Ma vertu se révolte contre l’idée… Que vous êtes bonne, interrompis-je, avec votre vertu ! Vous pensez comme une sotte bourgeoise. Vous moquez-vous de considérer ces choses-là dans un point de vue moral ? C’est leur ôter tout ce qu’elles ont de beau ; il faut les regarder d’un œil charmé. Envisagez l’héritier de la monarchie aux pieds de l’heureuse Catalina ; représentez-vous qu’il l’adore et la comble de présents, et songez enfin qu’il naîtra d’elle peut-être un héros qui rendra le nom de sa mère immortel avec le sien.

Quoique la tante ne demandât pas mieux que d’accepter ce que je proposais, elle feignit de ne savoir à quoi se résoudre ; et Catalina, qui aurait déjà voulu tenir le prince d’Espagne, affecta une grande indifférence ; ce qui fut cause que je me mis sur nouveaux frais à presser la place, jusqu’à ce qu’enfin la señora Mencia, me voyant rebuté et prêt à lever le siège, battit la chamade, et nous dressâmes une capitulation qui contenait les deux articles suivants : Primo, que si le prince d’Espagne, sur le rapport qu’on lui ferait des

  1. Les maréchaux des logis, les fourriers de la cour, marquaient ainsi les logements du roi et de la cour, quand il voyageait.