Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/184

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CHAPITRE V

Des réflexions qu’il fit cette nuit avant que de s’endormir, et du bruit qui le réveilla.


Je passai deux heures pour le moins à réfléchir sur ce que Tordesillas m’avait appris. Je suis donc ici, disais-je, pour avoir contribué aux plaisirs de l’héritier de la couronne ! Quelle imprudence aussi d’avoir rendu de pareils services à un prince si jeune ! car c’est sa grande jeunesse qui fait tout mon crime : s’il était dans un âge plus avancé, le roi peut-être n’aurait fait que rire de ce qui l’a si fort irrité. Mais qui peut avoir donné un semblable avis à ce monarque, sans appréhender le ressentiment du prince ni celui du duc de Lerme ? Ce ministre voudra venger sans doute le comte de Lemos son neveu. Comment le roi a-t-il découvert cela ? C’est ce que je ne comprends point.

J’en revenais toujours là. L’idée pourtant la plus affligeante pour moi, celle qui me désespérait, et dont mon esprit ne pouvait se détacher, c’était le pillage auquel je m’imaginais bien que tous mes effets avaient été abandonnés. Mon coffre-fort, m’écriais-je, où êtes-vous ? mes chères richesses, qu’êtes-vous devenues ? dans quelles mains êtes-vous tombées ? Hélas ! je vous ai perdues en moins de temps encore que je ne vous avais gagnées ! Je me peignais le désordre qui devait régner dans ma maison, et je faisais sur cela des réflexions toutes plus tristes les unes que les autres. La confusion de tant de pensées différentes me jeta dans un accablement qui me devint favorable : le sommeil qui m’avait fui la nuit précédente vint répandre sur moi ses pavots. La bonté du lit, la fatigue que j’avais soufferte, ainsi que la fumée des viandes et du vin, y contribuèrent aussi. Je m’endormis profondément ; et,