Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/232

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spectacle. En achevant ces paroles, elle me mena dans une chambre où le malheureux Blas de Santillane, couché dans un lit qui marquait bien la pauvreté d’un écuyer, touchait à son dernier moment. Quoique environné des ombres de la mort, il avait encore quelque connaissance. Mon cher ami, lui dit ma mère, voici Gil Blas votre fils, qui vous prie de lui pardonner les chagrins qu’il vous a causés, et qui vous demande votre bénédiction. À ce discours, mon père ouvrit des yeux qui commençaient à se fermer pour jamais ; il les attacha sur moi ; et remarquant, malgré l’accablement où il se trouvait, que j’étais touché de sa perte, il fut attendri de ma douleur. Il voulut parler, mais il n’en eut pas la force. Je pris une de ses mains, et, tandis que je la baignais de larmes, sans pouvoir prononcer un mot, il expira, comme s’il n’eût attendu que mon arrivée pour rendre le dernier soupir.

Ma mère était trop préparée à cette mort, pour s’en affliger sans modération ; j’en fus peut-être plus pénétré qu’elle, quoique mon père ne m’eût donné de sa vie la moindre marque d’amitié. Outre qu’il suffisait pour le pleurer que je fusse son fils, je me reprochais de ne l’avoir point secouru ; et, quand je pensais que j’avais eu cette dureté, je me regardais comme un monstre d’ingratitude, ou plutôt comme un parricide. Mon oncle, que je vis ensuite étendu sur un autre grabat et dans un état pitoyable, me fit éprouver de nouveaux remords. Toutes les obligations que je lui avais vinrent s’offrir à mon esprit. Fils dénaturé, me dis-je à moi-même, considère pour ton supplice la misère où sont tes parents. Si tu leur avais fait quelque part du superflu des biens que tu possédais avant ta prison, tu leur aurais procuré des commodités que le revenu de la prébende ne peut leur fournir, et tu aurais peut-être prolongé la vie de ton père.

L’infortuné Gril Perez était retombé en enfance. Il n’avait plus de mémoire, plus de jugement. Il ne me